L'on a peu étudié le rôle de la citation littéraire dans l'histoire de la lexicographie. La plus grande partie de ce qu'on peut lire à ce sujet concerne les dictionnaires monolingues, tels Richelet et Littré du côté du français et Johnson du côté anglais.[1] T.R. Wooldridge (1977, 1992, 1993) a entrepris d'étudier les dictionnaires monolingues et bilingues d'une époque plus ancienne, ceux de la tradition de Robert Estienne. John Palsgrave précéda cependant Estienne et fut donc davantage pionnier dans ce domaine. Néanmoins, son influence sur la lexicographie postérieure fut limitée, étant donné la diffusion restreinte de sa grammaire-dictionnaire.
Nous savons malheureusement peu de la méthode citationnelle de Palsgrave et nous ne disposons pas des volumes de sa bibliothèque.[2] J'ai dû alors avoir recours à différentes éditions des ouvrages qu'il cite, en me servant de trois méthodes de repérage: 1) les références textuelles plus ou moins précises données dans Lesclarcissement, 2) la lecture attentive de certaines oeuvres relativement brèves, 3) l'interrogation sur ordinateur de quelques oeuvres importantes.
Palsgrave ne s'attendait pas apparemment à ce que ses lecteurs pussent vouloir contrôler les citations dans le texte. Ceci ressort de l'inégalité des références, allant de l'absence de toute référence à la précision numérique ou thématique du livre et du chapitre, en passant par la seule mention du nom de l'auteur. J'ai employé la méthode de la lecture attentive des oeuvres d'Alain Chartier et d'Octavien de Saint-Gelais pour localiser plusieurs passages très vaguement référencés chez Palsgrave. Méthode la moins exacte et la plus ennuyeuse des trois, bien qu'étant la seule possible jusqu'à assez récemment, elle aurait été peu pratique dans le cas des 800 pages des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Jean Lemaire de Belges, ou pour les plus de 21.000 strophes du Roman de la Rose. Cependant, ce genre de problème a été en partie résolu par la possibilité qu'a maintenant le chercheur de se servir de logiciels de lecture optique et de recherche de données textuelles très sophistiqués. Grâce à ces techniques, j'ai pu localiser dans les Illustrations un nombre important de citations non ou vaguement référencées par Palsgrave.
Mon corpus d'étude comprend actuellement plus de 200 citations tirées pour la plupart de Lemaire ou de Chartier, quelques-unes venant d'Octavien de Saint-Gelais ou du Roman de la Rose. Dans beaucoup de cas j'ai trouvé des divergences considérables entre l'original et la version qu'en donne Palsgrave. Je considère qu'il s'agit d'une adaptation consciente de sa part, et qu'il cherchait ainsi la concision et la simplicité caractéristiques de la lexicographie postérieure. L'objet de cette communication sera d'abord de démontrer que Palsgrave se servit de plusieurs outils pour la modification des citations, et ensuite de contribuer au développement d'une terminologie nécessaire à l'étude de ce phénomène.[3] Mes exemples seront tirés de Lesclarcissement de Palsgrave et des Illustrations de Jean Lemaire de Belges, et seront précédés respectivement de "P:" et de "L:".
Palsgrave a dû être parmi les premiers lexicographes à reconnaître la nécessité d'abréger certains éléments d'un ouvrage ample sinon exhaustif. Tout lexicographe postérieur s'est imposé une limite, ou sur le nombre ou sur la longueur de ses citations, à cause de l'espace limité d'un ouvrage imprimé. Considérant la longueur du volume résultant (plus de 500 folios), nous pouvons apprécier le dilemme de Palsgrave. Le fait qu'il a cité des textes de l'époque des Grands Rhétoriqueurs, dont les phrases semblent excessivement ornées et délayées au lecteur moderne, a rendu plus nécessaire son travail d'abréviation. On comprend bien, par exemple, que Palsgrave, dans son lexique des adverbes (f. 471v, s.v. To the ende) ait préféré tronquer la citation suivante après le mot histoire plutôt que de donner la phrase complète et ainsi perdre un espace précieux, risquant également de jeter dans la perplexité ses lecteurs débutants.
De tels passages tronqués, souvent indiqués par l'abréviation &c., ne sont pas rares chez Palsgrave. La coupure ne tombe pas forcément aux limites d'une proposition ou d'une unité de pensée:[4]
L: Mais Cam, combien quil ne fust en la grace de son pere, si ne fut il pas fraudé de lheritage, ainçois obtint pour luy et pour les siens, lautre tierce partie du monde, comme nous dirons cy apres plus à plein. (I, 26)
P: Cham combien quil ne fut en la grace de son pere si ne fut il pas fraudé de lheritage ayncoys obtint. &c. (463r, s.v. All be it that)
L: [...] et au vray dire, cestoit vn beau ieu de Fortune, de voir esleuer bergers si soudain à hautesse Royale. (I, 337)
P: Et au vray dire cestoyt vng beau ieu de fortune que de. (463v, s.v. And to say truthe)
La citation commence parfois au milieu d'une phrase, c'est-à-dire que la troncation vient au début:
L: Or deuenoit il fort et robuste à merueilles, de bonne taille, ample corpulence, et large croisure, et prenoit tousiours accroissement, autant en puissance et vigueur, comme en beauté corporelle. (I, 146)
P: Autant en puissance et vigueur comme en beaulte corporelle. (III, 464r, s.v. As moche as)
En raccourcissant ses citations, Palsgrave a parfois choisi de supprimer des mots à l'intérieur de certains passages de Lemaire. Il a trouvé plus facile d'éliminer des propositions relatives et coordonnées, bien que tout élément de la phrase, voire un seul mot, était sujet à une suppression éventuelle:
L: Et tout ainsi comme les pepins produisent les vignes, les vignes les raisins, et les raisins le vin, de laquelle precieuse liqueur la maiesté diuine est seruie, par sacrifices quotidiens: aussi pareillement les Pepins ont produit les Roys et empereurs Charles et Loys [...] (III, 266)
P: Tout aynsi comme les pepins produysent les vignes et les vignes les raisins, et les raisins le vin aynsi pareillement, or en semblable maniere, or par semblable ont produyt les roys et les empereurs. &c. (468r, s.v. In lyke maner as)
L'emploi de l'ellipse peut changer la signification originale d'une phrase pour le lecteur qui ignore le contexte complet. Dans l'exemple suivant, la proposition principale chez Lemaire devient subordonnée chez Palsgrave, suivant l'ellipse des mots dépendant de combien que:
L: Par ainsi Atlas surnommé Italus fiorissant puissamment en Italie, combien quil fust affectionné à son filz Morges, comme dessus est dit, ne mesprisa point pourtant la tresnoble lignee du grand Hercules de Libye: (I, 81)
P: Combien qui ne mesprisa poynt pour tant les aultres.(467r, s.v. For all that)
Ce deuxième moyen de raccourcir une citation montre une plus grande intervention du lexicographe. Il cherche à conserver la structure générale de l'original tout en résumant les parties qui ne contribuent pas à l'illustration du mot ou syntagme cible.
Dans les exemples suivants, Palsgrave substitue un pronom à un nom ou à un groupe nominal, avec l'ellipse de ceinture dans le premier et d'une longue proposition en apposition dans le second:
L: Laquelle ceinture icelle Deesse Venus ne porte iamais, sinon aux noces chastes, honnestes et legitimes. (I, 242)
P: La quelle elle ne porte si non aux nopces. (465r, s.v. But)
L: Paris le noble adolescent en doute ambigueuse de son parentage, ne sceut que faire pour en sauoir plus a plein la verité: sinon de se ietter aux piedz delle, et lembrasser par les genoux, suppliant en ceste maniere: (I, 167)
P: Il ne scauoyt que faire pour en scauoyr plus a playn la verité si non de se iecter aux piedz delle. (465v, s.v. But)
L'ajout d'une expression indéfinie ou généralisatrice (ici, ung tel) facilite la réduction:
L: Antoine Volsc interpreteur de lepistre de Paris Heleine, dit que ce furent les Ciliciens: Mais il ne me semble point vraysemblable, veu quilz sont trop loingtains du Royaume de Phrygie, ainçois marreste plustost à ce que dit Strabo en sa Geographie. (I, 155)
P: Vray est que Anthoyne Volst le dit mays il ne me semble poynt vray semblable ayncoys me arreste sur le dit dung tel. (465v, s.v. But)
Le plus souvent la réduction comporte une description simplifiée d'une idée complexe:
L: Laquelle nestoit absconce du regard de Paris, sinon par linterpos dune houpelande tenue et deliee, telle que les Nymphes et Fees ont accoustumé de porter. (I, 166)
P: Elle nestoyt absconsée de la veue de Paris si non de linterpos dune fine toylle. (465v, s.v. But)
L: Las, mon seigneur, pour Dieu mercy. Que ferons nous dolents et malheureux? Ne comment pourrons nous impetrer pardon, des rudesses et maltraitemens que tauons faits ignoramment en enfance? (I, 294)
P: Las que ferons nous ne co[m]ment pourrons nous endurer ceste payne. (469v, s.v. Or)
La raison de certains changements n'est pas claire, comme dans le cas de remembrance qui remplace souvenance dans:
L: [...] gueres ne demoureras ainsi, ains seras colloqué en palais Royal, comme il test deu, et lors auras souuenance de Pegasis Oenone ton humble ancelle, laquelle neantmoins ce pendant entre le denombrement de ses douaires, apportera en ton hostel [...] (I, 189)
P: Et lors auras remembrance de Pegasis la quelle ta compte (109r)
On remarquera aussi que le lien sémantique entre ta compte (t'a compté?) dans la citation réduite et l'idée de dénombrement dans l'original est problématique.
Il se trouve dans Lesclarcissement certaines citations qui semblent composites, c'est-à-dire formées par une réunion de deux citations non-contiguës tirées des Illustrations. Ces exemples nous induisent à nous interroger sur la méthode employée par Palsgrave dans le rassemblement des citations. En lisant les textes-sources, a-t-il dressé des listes d'éventuels mots d'entrée pour ses tableaux? A-t-il noté des expressions intéressantes destinées aux chapitres grammaticaux? A-t-il écrit sur des fiches individuelles, ce qui aurait facilité le rapprochement de deux citations différentes? Nous ne pouvons pas répondre avec certitude à ces questions et nous devons donc nous contenter d'étudier les exemples.
Dans l'exemple suivant, il est probable que Palsgrave a trouvé l'expression Par aynsi tout dung tenant dans la seconde citation de Lemaire et qu'il l'a greffée sur la première, avec le changement lexical de translatez à transportez:
L: Et sur ce feingnent les poëtes, quilz furent translatez au ciel, et font lun des douze signes du Zodiaque Gemini. (II, 40)
L: Par ainsi tout dun tenant, et dautre part voyant le hautain Speculateur des actes humains, [...] (III, 463)
P: Par aynsi tout dung tenant furent transportez au ciel. (463r, s.v. All under one)
La même possibilité se présente dans ce second exemple, où la structure tant pour... comme pour ce que aurait son origine dans la première citation, tandis que la terminaison bien endoctrinee serait tirée de la seconde, peut-être à cause de l'expression commune beaute singuliere / singuliere en beauté:
L: Aussi tenoit elle en sa main vn houppeau de roses blanches et vermeilles, rendant soueue odeur: lesquelles luy sont dediees tant pour leur beaute singuliere, comme pource quelles poingnent en cueillant. (I, 242)
L: [...] ensemble Yne ieune pucelle serue et esclaue, de laage de quinze ans, singuliere en beauté, et bien endoctrinee en tout ouurage desguille, de brodure, et de lanifice. (I, 302)
P: Tant pour leur beaulté singuliere co[m]me pour ce quilz sont si tres bien endoctrinez. (464v, s.v. As well for)
On peut voir cette troisième et dernière modification que Palsgrave apporte au texte de Lemaire comme une extension du processus de réduction et de généralisation que nous avons vu ci-dessus. La distinction des rubriques relève du fait qu'une partie de la citation donnée dans Lesclarcissement est une invention de Palsgrave. Dans la citation suivante, Palsgrave semble vouloir éliminer la longue énumération de Lemaire en la remplaçant par un début de phrase écrit à la première personne et emprunté à la langue de l'époque:
L: Et quand elles eurent deffublé coiffes, guimpes, atours, couronne, chapeau, salade, et autres accoustremens de teste: mis ius fermaillets, chaines, aneaux, bulettes, carquans, ceintures et tissuz: et desuestu robes,cottes, manteau, cuirasse, et tous habits, flairans de diuerses odeurs exquises, semblables à baume naturel, meslé auec toutes les fleurs de violettes quon sauroit excogiter, iusques aux galoches dorees et diaprees douurage supernaturel, lesquelles elles retindrent en leurs piedz, de peur que lherbette poingnante noffensast leurs plantes tendres et doucettes. (I, 253)
P: Et si men doubtay fort et estoye en grant esmoy de paour que lherbe poignant noffensast leurs plantes tendres. (468v, s.v. Lest paradventure)
Des problèmes de syntaxe peuvent éventuellement requérir des modifications:
L: Lesquelz demanderent au Pape par cauteleuse simplesse, quil luy pleut leur determiner ceste question: asauoir mon lequel des deux estoit plus digne destre Roy, [...] (III, 456)
P: Ie vous demande ascauoyr mon le quel des deux estoyt plus digne. (472v, s.v. Whether that)
On pourrait qualifier ce dernier exemple de réduction (avec déplacement de l'adverbe leans) si ce n'était le changement de clers luminaires en lumiere obscure:
L: Et ne voyoit on leans reluire, sinon or, pierres precieuses, et pourpre au moyen des clers luminaires, tant en vaisselle, comme bagues et tapisserie. (I, 334)
P: Et ne veoyt on reluyre lea[n]s sinon par vne lumiere obscure. (469r, s.v. Not/but)
La plupart des modifications que Palsgrave a effectuées sur les extraits de Lemaire mènent toutes à des citations plus brèves et concises. Il me semble donc juste d'en déduire que l'économie des mots et la conservation de l'espace dans le livre ont joué un rôle important pour Palsgrave, un rôle peut-être aussi important que pour les lexicographes postérieurs. Il est également probable que Palsgrave a voulu simplifier le vocabulaire et la syntaxe des extraits pour des raisons pédagogiques.
En tout cas, la difficulté de repérer un grand nombre de citations dans des oeuvres volumineuses a nui, jusqu'à une époque récente, à l'étude des méthodes citationnelles des premiers lexicographes. Les technologies électroniques modernes pour la manipulation de texte ont beaucoup facilité de telles recherches, mais la disponibilité des dictionnaires et de leurs textes-sources sous forme électronique reste problématique. En attendant l'amélioration de cette situation, nous constatons simplement que l'étude des méthodes citationnelles lexicographiques peut nous fournir de nouvelles perspectives, non seulement sur l'histoire des dictionnaires et des hommes qui les ont écrits, mais aussi sur l'attitude de ces savants envers la littérature de leur époque et celle des siècles précédents.
[1] Voir, par exemple, Kolb & Kolb 1972, Colin & Pétroff 1979, Bray 1986. [Editors' note: Cf. A. McDermott, CHWP, B.23.]
[2] Je voudrais remercier Ian Lancashire de l'Université de Toronto qui m'a prêté sa version électronique de Lesclarcissement.
[3] Une terminologie déjà ébauchée dans Wooldridge 1992 et 1993.
[4] C'est moi qui mets en italique les passages tronqués dans l'original.