Sur le site Web du Laboratoire de Français Ancien (LFA) de l'Université d'Ottawa, nous voulons offrir, à titre gratuit, un instrument de consultation et de recherche, puissant et nouveau, consacré à l'oeuvre la plus achevée du plus célèbre romancier français du moyen âge, le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes .
Capitalisant ce qui a déjà été accompli à Ottawa (le Dossier électronique du Chevalier au Lion, accessible actuellement sur le site du LFA) et nous inspirant de l'exemple du Projet Charrette de l'Université Princeton (portant sur un autre roman de Chrétien de Troyes), nous préparons une présentation de tous les manuscrits du Chevalier au Lion, en prolégomènes à toute critique future – à toute édition critique, à toute critique des éditions de cette oeuvre. Notre but est de montrer à un public cultivé la lettre des textes, accompagnée d'une étude de la langue et d'un lexique complet de chaque copie manuscrite.
Aussi prévoyons-nous quatre volets:
a) La reproduction des manuscrits et fragments de manuscrits:
b) Une nomenclature: un ensemble d'index répertoriant les mots de chaque texte. On trouvera ainsi pour chaque manuscrit ou fragment: un index brut de tous les mots et un index lemmatisé (les formes graphiques occurrentes de chaque mot étant regroupées sous le lemme, correspondant à l'entrée du dictionnaire); un index inverse des formes graphiques et un autre des lemmes; un index des noms propres et un index des rimes.
c) Une étude morpho-syntaxique de chaque manuscrit ou fragment.
d) Un lexique: une série de glossaires complets pour les lexèmes de chaque manuscrit ou fragment.
Notre recherche touche à plusieurs domaines:
1.1. Celui des travaux sur le Chevalier au Lion: ils sont nombreux. Notre projet se place sous l'égide de deux grands philologues et experts de Chrétien de Troyes: l'un, disparu – Wendelin Foerster, le père fondateur, qui publia sa grande édition du Chevalier au Lion chez Niemeyer en 1887; l'autre, toujours fort actif – Brian Woledge, dont les deux volumes de commentaire [1] sur cette oeuvre ont paru il y a une dizaine d'années. La présentation que nous nous proposons d'offrir constitue un complément aux apports fondamentaux de ces deux savants, un élargissement aussi et une systématisation de l'enquête sur les textes qui nous ont conservé le roman de Chrétien de Troyes. Elle ne comprendra pas d'édition critique et n'entrera donc pas en concurrence avec les travaux de ce type parus depuis une trentaine d'années ou en cours de préparation [2].
Notre équipe est formée de Pierre Kunstmann et France Martineau (Université d'Ottawa), Karl Uitti [3] et Amy Ogden (Université Princeton). Nous avons transcrit intégralement les manuscrits du Chevalier au Lion; le type de toilette pratiqué (séparation des mots, ponctuation, signalement des "fautes manifestes" et des passages incompréhensibles) nous a conduits à un premier niveau d'interprétation de ces textes.
1.2. Celui du mouvement général de retour aux manuscrits après les abus des éditions composites. Paradoxalement l'établissement d'éditions critiques de textes en ancien français a pour effet de limiter radicalement l'accès à une meilleure connaissance, plus complète, de l'ancienne langue. Aussi, pour pallier cet effet pervers, assiste-t-on actuellement à un retour volontaire et méthodique au centre, au coeur, aux manuscrits, au « corps matériel » des oeuvres, suivant l'expression de F. Lecoy, à l'image et à la lettre des copies, pour établir, grâce à l'authenticité des données, des cartes plus précises et plus fines qui feront avancer dans la connaissance du terrain.
C'est justement cette importance à accorder aux manuscrits ainsi que la réflexion des philologues sur la « mouvance » [4] des textes qui a conduit K.Uitti à lancer le projet Charrette, et P.Kunstmann à réaliser le Dossier électronique du Chevalier au Lion. D'autre part, K. Meyer a fait paraître, en 1995, une transcription diplomatique (avec 52 pages de fac-similé) limitée à la version du Chevalier au Lion par le copiste Guiot [5].
1.3. Celui de l'examen rigoureux et systématique de la langue des textes, avec les méthodes de la linguistique contemporaine. On assiste depuis une vingtaine d'années au développment d'une nouvelle façon de concevoir les études portant sur l'ancienne langue française, en particulier dans le domaine syntaxique.
Nous avons choisi dans le projet actuel, par souci de rigueur et d'originalité, de nous attacher à l'étude des faits de langue dans une oeuvre particulière, conservée dans une série de manuscrits que nous considérerons chacun à part, comme un système en soi.
1.4. Celui du traitement informatique des textes de l'ancienne langue. Dans ce domaine, Chrétien de Troyes est bien représenté avec l'imposante publication de Marie-Louise Ollier: Lexique et Concordance de Chrétien de Troyes, d'après la copie Guiot, avec introduction, index et rimaire (Montréal et Paris, 1986) – travaux effectués grâce à des subventions du CRSHC. Cet ouvrage (un volume imprimé, accompagné d'une série de microfiches) est cependant limité au texte publié par M. Roques [6] à partir d'un seul manuscrit; dans notre projet, nous élargirons la nomenclature à toutes les copies du Chevalier au Lion.
Les membres de notre équipe ont une expérience déjà longue dans l'utilisation des moyens informatiques et la présentation de documents électroniques. Récemment France Martineau et Pierre Kunstmann ont groupé leurs travaux électroniques respectifs pour en placer une partie sur le nouveau site Web du LFA (lequel présente deux branches: une série de textes numérisés, d'un côté; une série de bases de données, de l'autre); une autre partie a été envoyée à l'Université de Chicago, pour être mise dans la base textuelle de l'American and French Research on the Treasury of the French Language. Le LFA, par ailleurs, a signé un accord de collaboration scientifique avec l'Institut National de la Langue Française (Paris et Nancy). A Princeton, Amy Ogden et Karl Uitti ont acquis l'expérience du site placé sous la responsabilité de ce dernier, lequel site constitue en l'occurrence un prototype pour la littérature française et un modèle. Une copie de ce site a été mise sur le serveur du CESCM de l'Université de Poitiers. Nous comptons, pour notre projet, nous inspirer largement de l'expérience de l'équipe de Princeton.
Du Chevalier au Lion nous voulons présenter d'une façon toute nouvelle la lettre, la langue et le lexique. Quand le travail sera terminé, le lecteur pourra voir les folios des manuscrits sous forme d'images; il pourra en déchiffrer le texte et le comprendre grâce aux deux sortes de transcription susmentionnées. Vision et collation des textes qui n'entraîneront pas un coût très élevé, quasi prohibitif pour la plupart des chercheurs, comme ce serait le cas pour un livre imprimé, mais qui seront directement et gratuitement à la disposition de toute personne branchée sur l'Internet. De ce point de vue notre présentation s'avère plus avantageuse que les projets de ce type prévus pour une parution sur CD-ROM, comme celui des universités de Sheffield et Oxford sur la tradition complète des Canterbury Tales [7].
Un des caractères qui font l'originalité de notre projet est que nous ne nous limitons pas à la présentation des manuscrits: nous ajoutons une étude de la langue de ces textes et un lexique complet avec définitions. Cette étude de langue se consacre à une oeuvre complète et, contrairement à la plupart des travaux actuels de morphologie ou de syntaxe historique, ne se fonde pas sur le texte d'une édition critique, mais directement sur ceux des manuscrits. Le lexique fournira au lecteur le moyen de comprendre les textes; de caractère systématique, il représentera, par rapport à la partie du Wörterbuch de Foerster [8] consacrée au Chevalier au Lion, un élargissement considérable et un enrichissement important. Quant à la nomenclature, elle permettra à l'utilisateur de se repérer facilement et automatiquement dans les textes et de procéder à son gré à divers types d'enquête (phonétique, morphologique, syntaxique, lexicale, sémantique, littéraire, culturelle, etc.).
Si nous avons choisi de placer le résultat de nos travaux sur le Web, plutôt que de le diffuser sous forme imprimée ou sur disquette ou CD-ROM, ce n'est pas par effet de mode, mais pour le rendre directement accessible à la communauté internationale. Le Web possède également l'avantage, sur le CD-ROM, de permettre un travail par étapes et des mises à jour régulières, qui tiennent compte du feed-back des lecteurs. Il ne faut pas voir dans notre choix une volonté de concurrencer le livre; pour nous, les publications en volume ou sur la Toile sont en situation de complémentarité, et ce que nous nous proposons de faire, avec les moyens techniques actuels, a plutôt sa place sur l'Internet que sur la page imprimée.
Enfin cette présentation nous permet de rejoindre le projet Charrette. Le Chevalier au Lion et le Chevalier de la Charrette sont deux oeuvres écrites probablement simultanément ou en alternance, et intimement liées par un jeu subtil de références de l'une à l'autre. Unissant nos deux projets dans une collaboration canado-américaine, nous pourrions ainsi – c'est le voeu du responsable de l'équipe de Princeton – jeter les fondations d'un projet plus vaste, des Archives Chrétien de Troyes, où viendraient s'ajouter, avec la collaboration d'autres chercheurs, les trois autres romans de l'auteur.
Comme pour toute étude de philologie, c'est-à-dire portant sur la lettre et l'esprit des textes anciens, il nous faudra travailler avec méthode et minutie. Nous procéderons de la façon suivante:
3.1. La reproduction en couleur des manuscrits. Celle-ci, en effet, permet une lecture exacte de la page manuscrite avec tous ses détails; le noir et blanc ne permettrait pas de différencier les types d'encre (et donc les changements de copiste), de percevoir nettement les additions ou corrections entre les lignes ou dans les marges, de distinguer ce qui est impureté (du manuscrit ou de la photo) et caractère tracé de la main du scribe. Les images numérisées seront comprimées; la compression permettra aux utilisateurs branchés sur le site une lecture commode de chaque image (de vérifier aussi l'exactitude de nos transcriptions), mais en empêchera la sauvegarde, l'impression et la reproduction. Nous avons déjà obtenu les images numérisées du manuscrit de Garrett, marque concrète de la collaboration entre Princeton et Ottawa.
Les images seront accompagnées d'une transcription "archéologique", telle que définie au colloque de Princeton consacré aux "Etudes médiévales et technologies informatiques" (mars 1997), c'est-à-dire sans ajout ni retouche, avec ponctuation et séparation des mots telles qu'elles apparaissent dans le manuscrit. Cette première transcription sera suivie d'une seconde, déjà critique, avec séparation des mots et ponctuation suivant l'usage moderne (le type de toilette pratiqué dans le "Dossier électronique").
Notre traduction juxtalinéaire de la copie de Guiot sera littérale; nous bénéficierons, pour l'interprétation des passages difficiles, du grand nombre de traductions déjà effectuées et de la somme des commentaires de nos prédécesseurs.
3.2. La nomenclature
Pour la délimitation des unités nous respecterons les décisions prises par Marie-Louise Ollier dans les préliminaires de Lexique et Concordance, ce qui permettra aux chercheurs de passer facilement d'un ouvrage à l'autre. Les index lemmatisés seront présentés sous forme de base de données de type FileMaker [9], ce dans un double but:
3.3. L'étude morpho-syntaxique de chaque manuscrit ou fragment
Cette étude comportera trois volets: a) une étude systématique de la morpho-syntaxe du manuscrit étalon (copie de Guiot); b) une comparaison des résultats trouvés dans ce manuscrit avec ce que présentent les autres manuscrits du Chevalier au Lion, en tenant compte, entre autres, de l'origine dialectale des manuscrits et de leur datation; c) une comparaison des résultats trouvés dans les manuscrits du Chevalier au Lion avec ceux trouvés dans les manuscrits de la Charrette, à Princeton.
Les textes de Chrétien de Troyes sont souvent utilisés, de façon limitée, pour étayer des analyses en syntaxe ou en morphologie, mais les études qui sont exclusivement consacrées à la langue de cet auteur sont très peu nombreuses. Citons, par exemple, l'excellente monographie de Brian Woledge [10], sur la syntaxe des substantifs, qui utilise le manuscrit de Guiot. Toutefois, l'analyse de Woledge se limite à ce manuscrit, puisqu'il ne disposait pas alors des ressources informatiques que nous avons aujourd'hui pour une étude comparative exhaustive.
Pour notre étude morpho-syntaxique, nous examinerons, dans un premier temps, de façon approfondie, le manuscrit de Guiot (premier volet). Pour la morphologie, nous nous arrêterons à l'examen, entre autres, des points suivants: pour la morphologie nominale, à la déclinaison bi-casuelle, à la présence ou à l'absence de l'article, à la forme des adjectifs et à leur accord, à la forme des déterminants possessifs et démonstratifs; pour la morphologie verbale, aux conjugaisons des verbes (les marques du présent, les alternances de radical), à l'accord du participe passé. Notre examen de la syntaxe prendra comme point de départ le verbe, pivot de la phrase. Nous étudierons la position du verbe par rapport à ses arguments (sujet et compléments), la montée du clitique pronom objet de l'infinitif, l'emploi de la négation et des adverbes, l'absence ou la présence de la préposition pour introduire le complément du verbe, la structure des propositions subordonnées (complétive, circonstancielle ou relative), les temps des verbes (particulièrement l'emploi des temps du passé). Puis nous passerons aux deuxième et troisième volets.
Nous nous arrêterons plus longuement sur certains aspects, qui présentent une évolution particulièrement intéressante. Prenons l'exemple de l'emploi des prépositions à et de pour introduire le complément infinitif. Nous savons qu'à l'époque de nos manuscrits (13e s. et début du 14e s.), la préposition à commence à être concurrencée par la préposition de pour introduire l'infinitif (commencer à parler / commencer de parler). Nous examinerons l'emploi de cette alternance dans le manuscrit étalon, en établissant une classification par verbe (par ex. commencer, continuer, ordonner) et par classe de verbes (verbes de volonté, d'opinion, etc.) – 1er volet. Puis, nous comparerons nos résultats avec ceux trouvés dans les autres manuscrits de l'oeuvre (2e volet) et dans ceux de la Charrette (3e volet).Comme les manuscrits ont parfois une origine dialectale différente (picard, champenois) et qu'ils n'ont pas été copiés à la même époque, nous pourrons mieux saisir le degré de variation des phénomènes syntaxiques.
3.4. Le lexique
Nous suivrons, mutatis mutandis, les consignes de l'INaLF pour la présentation des lexiques [11] menant à la rédaction du Dictionnaire de Moyen Français – notamment pour le traitement des dérivés, pour les dégroupements, les locutions et les mots composés.
Nos travaux seront placés sur le site Web du LFA. Ils pourront donc être consultés par les divers groupes de recherche, au Canada et à l'étranger, associés aux travaux du Laboratoire. Ils seront accessibles également au public des universités, professeurs, mais aussi étudiants (en littérature et langue françaises, en philologie, en linguistique romane ou en civilisation médiévale) branchés sur l'Internet. Enfin nous espérons qu'ils pourront toucher aussi un ensemble plus large, celui des personnes cultivées qui s'intéressent à la littérature médiévale.
Une fois la partie scientifique terminée, nous voudrions ajouter à notre présentation du Chevalier au Lion un aspect formation et apprentissage, avec notamment une bibliographie critique (régulièrement mise à jour) des études sur le Chevalier au Lion, puis une introduction à la paléographie et une méthode d'ancien français pour guider les usagers (étudiants, amateurs) dans la lecture et l'appréciation de ce roman.
[1] Commentaire sur Yvain (Le Chevalier au Lion) de Chrétien de Troyes, Genève, 1986-8.
[2] La grande édition attendue sera celle de S. Gregory et C. Luttrell, dans le cadre de l'édition des 5 romans de ChrTr, sous la responsabilité des Trustees of the Eugène Vinaver Memorial Fund. Citons, à ce sujet, B. Woledge: « The future editor of Yvain must give the reader copious notes explaining how he understands the text (...). He must provide variants, and it will be difficult for him to avoid the task of giving all variants except the most trivial, doing all over again the work that Foerster did with only partial efficiency. This means unfortunately that the edition will take a long time and will be very expensive. » (Medieval French Textual Studies in Memory of T.B.W.Reid, Londres, 1984: 267).
[3] Editeur du Chevalier au Lion dans la Bibliothèque de la Pléiade.
[4] L'oeuvre « avant l'âge du livre, ressort d'une quasi-abstraction, les textes concrets qui la réalisent présentant, par le jeu des variantes et remaniements, comme une incessante vibration et une instabilité fondamentale » (P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, 1972).
[5] Le livre est intitulé La Copie de Guiot (...) « li chevaliers au lyeon » de CRESTIEN DE TROYES et publié aux Editions Rodopi (Etudes de langue et littérature françaises, n° 104).
[6] Le Chevalier au Lion (Yvain), Paris, 1960.
[7] « The text will be published in two forms: complete transcriptions of all texts of each tale and computer images of the individual manuscripts and selected printed editions. The transcriptions will permit full collations and analyses of the manuscript relations of each tale or any part. » (Gazette du Livre Médiéval, n° 25: 53)
[8] Wörterbuch zu Kristian von Troyes' sämtlichen Werken, Halle, 1914.
[9] Voir, par ex., l'index du Couronnement de Louis sur le site du LFA.
[10] La syntaxe des substantifs chez Chrétien de Troyes, Genève, 1979. Voir aussi la vingtaine de pages qu'il consacre à la morphologie et à la syntaxe du texte de Guiot dans son "Commentaire".
[11] L'un de nous, P. Kunstmann, a rédigé l'un de ces lexiques.