Introduction

La notion de médias a traversé plusieurs crises, au cours des dernières années. Une redéfinition conceptuelle a d'abord été initiée par le brouillage des frontières entre les arts et les médias, lorsque l'on a reconnu que l'art est « toujours porté par un soubassement médial » (Moser 2007, 69). En parallèle, une autre phase a problématisé l'idée même qu'il y ait différents médias identifiables pourvus de caractéristiques ontologiques qui leur sont propres. Selon l'expression de Jürgen Müller, « concevoir les médias comme des monades isolées était devenu irrecevable » (2006, 100). À ces deux derniers mouvements s'ajoute désormais une importante remise en question du média en tant qu'élément médian ou intermédiaire. L'idée qu'un média serait un canal entre deux instances séparées convient effectivement de moins en moins au paysage médiatique contemporain, qui évolue sur le signe de la convergence et de la participation.

Il n'est certainement pas anodin que ces problématisations de la notion de médias, qui sont d'importants moteurs pour la recherche dans le champ de l'intermédialité, se soient faites dans le sillon de la révolution numérique. Les possibilités des nouvelles technologies, le développement du Web et l'émergence des réseaux sociaux viennent effectivement modifier notre rapport aux arts et aux médias. On est ainsi amenés à redéfinir certains présupposés, que l'on tente de modeler selon l'évolution des phénomènes qui nous intéressent et nous préoccupent.

La complexité du numérique appelle en effet de nouvelles façons de percevoir, de comprendre et de parler des médias. Dans la réflexion universitaire, toutefois, ce bouillonnement ne fait pas tomber les médias traditionnels en désuétude : l'étude du numérique peut, au contraire, offrir des pistes pour renouveler l'étude de certains objets moins récents. La dissolution des frontières médiatiques est effectivement un phénomène qui rend tout aussi perméables les frontières disciplinaires, théoriques et discursives. Il peut dès lors s'avérer productif de se pencher sur certaines correspondances ou similitudes entre le numérique et les médias traditionnels, pour voir ce que cette mise en relation peut créer comme nouveaux angles de recherche.

Ce que je propose, dans le cadre de cet article, est de me pencher sur des points d'intersection entre le numérique et le texte (romanesque), sans toutefois me concentrer sur leur interrelation la plus évidente, c'est-à-dire sur les différentes formes de « littérature numérique ». J'adopte plutôt une méthode d'investigation intermédiale qui, je le crois, permet de frayer des pistes de réflexions dialectiques fertiles. Ainsi j'exposerai, dans les prochaines pages, comment la mise en relation du numérique et du littéraire m'amène d'abord à reconsidérer la médialité du texte littéraire, puis ce que cette reconceptualisation du texte permet comme modes de rencontre entre le numérique et le textuel, notamment en ce qui a trait à la production du mouvement. Le roman Océan mer (OM), d'Alessandro Baricco (1998), me servira d'assise pour illustrer mes propos. Il s'agit d'un texte présentant une poétique intermédiale marquée par l'inclusion de plusieurs formes de médiation au sein même de la matière textuelle. Le cinéma, la peinture, le conte ou la musique sont autant de domaines qui prêtent leurs modes et aspects à l'écriture composite et fragmentaire de Baricco, faisant de ce roman un terrain fertile pour interroger la médialité du texte littéraire avec le concours d'autres champs d'investigation.

Penser la continuité

Bien que les expressions « nouveaux médias » et « médias traditionnels » subsistent, il est désormais plus courant de penser l'évolution médiatique en termes de continuité plutôt que de rupture. Il est fort probable que les auteurs qui aient principalement contribué à cette tendance soient Bolter et Grusin, grâce à leur ouvrage intitulé Remediation (1999). La thèse principale de ces auteurs (qui a été très souvent reprise, depuis) est qu'un nouveau média inclut toujours des formes ou caractéristiques de médias préexistants. Ainsi, contrairement à ce que l'on peut penser de prime abord, le numérique partage en fait des caractéristiques avec des phénomènes précédents et soulève des enjeux qui ne lui sont pas propres – c'est-à-dire qui étaient déjà présents avant la révolution numérique, dans ce que l'on a appelé - après-coup – les médias traditionnels. Si la remédiation est, selon les auteurs, l'une des caractéristiques essentielles des nouveaux médias numériques[1] et qu'elle est surtout conçue dans une perspective généalogique, elle ne se limite pas à ces cadres et peut fonctionner dans plusieurs sens et se vérifier dans tous les types de médiation.

Plusieurs rapprochements et mises en relation entre le littéraire et le numérique ont évidemment déjà été faits. On a pu établir des liens et des comparaisons entre l'hypertexte numérique et la lecture hypertextuelle qui permet au lecteur de « naviguer » dans le texte, par exemple. Un autre livre de Jay David Bolter, intitulé Writing space : Computers, hypertext, and the remediation of print (2001), est d'ailleurs paru peu de temps après Remediation. Des liens ont également été faits avec la faculté partagée d'enregistrement, la capacité de laisser des traces, comme si le numérique était une nouvelle forme d'écriture qui permet de fixer l'expérience. Mais plus rarement a-t-on essayé de penser les liens entre littérature et numérique en tant qu'ils sont des milieux. Je parle ici de milieux en tant qu'espaces organisés, en tant qu'environnements, et non en tant qu'intermédiaires, proposition qui rappellerait l'idée du canal de transmission des modèles communicationnels.

Éric Méchoulan avait déjà une idée semblable lorsqu'il écrivait qu'un média « ne se situe pas seulement au milieu d'un sujet de perception et d'un objet perçu, il compose aussi le milieu dans lequel les contenus sont reconnaissables et déchiffrables » (2010, 43). On peut rapprocher ces propos de ceux de Jacques Rancière, qui parle du « milieu dans lequel les performances d'un dispositif artistique déterminé viennent s'inscrire, mais aussi [du] milieu que ces performances contribuent elles-mêmes à configurer » (2008, 2). Dans un mouvement comparable, la réflexion sur l'ontologie du numérique commence aussi à déplacer son attention de l'interface à l'environnement, en misant davantage sur l'action et la participation, et donc sur les interactions qui peuvent prendre forme dans cet espace organisé. C'est à partir de ce cadre épistémologique, plutôt orienté vers l'action, l'interaction et la médiation, que je propose d'aborder les points de convergence entre le numérique et le texte littéraire.

Sur les unités discrètes et le mouvement continu

L'un des aspects qui ressortent de cette mise en relation entre l'environnement numérique et le texte littéraire comme environnement est la rencontre, dans ces deux milieux, des deux opposés « discret » et « continu », notamment en lien avec le mouvement. En effet, lorsque l'on se penche sur le passage de l'analogique au numérique, on est inévitablement mené vers l'opposition entre une courbe continue qui reproduit le mouvement du réel et des unités discrètes qui le figent. Discrétiser le mouvement d'une réalité par un échantillonnage d'instants ponctuels suppose de la fragmenter et, par le fait même, d'en soustraire le mouvement.

On peut ici faire un parallèle avec notre propre langage qui, constitué d'unités discrètes, fixe et fige toute dynamique dont il entend rendre compte. De là le développement de perspectives essentialistes au sein des études médiatiques qui ont l'avantage de faciliter le discours, mais qui courent toutefois le risque de rater le caractère dynamique des phénomènes étudiés. Il est donc intéressant de penser la relation entre ces deux modes qui appartiennent à la discrétisation, le numérique et le textuel, dans leur rapport au continu et au mouvement du continu, qui semblent a priori en constituer l'extériorité. Ainsi je place le continu du côté du mouvement et du devenir ; je conçois le continu en tant que flux et non en tant qu'unité ou essence. J'essaierai de démontrer que les points de rupture entre des éléments discrets sont en fait les conditions sine qua non de la manifestation du mouvement, en prenant pour exemple un texte littéraire particulièrement fragmentaire.

Texte littéraire et fragmentation intermédiale

Il y a en effet un type de romans qui vient particulièrement mettre à mal l'opposition entre la fragmentation et le mouvement continu en inscrivant une réalité dans l'environnement textuel de façon à la faire traverser différents modes de médiation. Je pense par exemple aux romans qui présentent un même objet par le biais de photos, de journaux, de peintures, de lettres, etc., et qui lui font ainsi prendre différentes formes successives. On a alors affaire à une forme d'intermédialité intracompositionnelle, selon la terminologie de Werner Wolf (1999), où des fragments intermédiaux sont mis en relation dans l'environnement pour qu'ils fonctionnent eux-mêmes comme des embrayeurs, permettant à une idée de se mouvoir entre les différentes médiations. Mon hypothèse est que ces textes ont la faculté de produire ou d'intensifier un mouvement migratoire dans l'environnement textuel. Dans cette perspective, le fragment ne s'oppose pas au mouvement : il l'organise et en est, par le fait même, la condition d'existence.

Le mouvement, dans ces romans, n'est donc ni thématisé, ni représenté. Il est produit dans le milieu. Ce n'est toutefois pas par la longueur des phrases, ni par le recours à la métaphore, ni par un vocabulaire relié au continu ou au mouvement. Le mouvement est plutôt produit par l'intensification des blancs dans le texte et par l'accumulation d'espaces qui sont justement réservés au mouvement entre les points cristallisés.

Pour me permettre de mieux expliquer et exemplifier mes propositions, je me suis penchée sur un livre qui est particulièrement fertile pour l'analyse. Il s'agit du roman Océan mer, d'Alessandro Baricco (1998), qui met en œuvre une forte dynamique intermédiale. Dans ce roman, une demi-douzaine de personnages se rencontrent dans une étrange endroit aux aspects oniriques : la pension Almayer. Tous entretiennent une relation particulière avec un art ou un média qui informe, en quelque sorte, leur identité et leur parcours. De façon plus prégnante, l'inclusion de différentes formes de médiation dans le procès de l'écriture vient à la fois déterminer et interagir avec la forme du roman.

Le mouvement du texte et de la mer

Au niveau de la forme, le texte est utilisé pour créer plusieurs moments de remédiation. J'utilise cette fois le terme dans une acception souvent négligée de la définition de Bolter et Grusin (1999), qui est celui de produire une médiation de médiation(s). Cela signifie que le texte littéraire emprunte momentanément différents modes et aspects à d'autres formes médiatiques qui ne sont pas matériellement présentes, dans les pages du roman. Dans l'un des chapitres, le roman remédie le « catalogue de l'œuvre peint du peintre Michel Plasson » (OM, 215-226), qui est un ancien portraitiste s'étant réfugié à la pension Almayer pour tenter de peindre le portrait de la mer. Cependant, la mer qu'il a devant les yeux et dans laquelle il se tient debout jusqu'à ce que l'eau atteigne sa poitrine ne se laisse pas saisir, ne se laisse pas représenter par ce média soumis au cadre et à la fixité. Les premiers tableaux de Plasson sont donc successivement décrits ainsi : « Entièrement blanc » (OM, 215-219).

Ces œuvres entièrement blanches, qui sont toutes intitulées Océan mer (comme le roman), nous amènent d'abord à nous détourner du paradigme de la représentation pour concentrer notre attention sur l'acte de médiation, sur la création d'un milieu qui ne serait pas une fenêtre sur le monde. Il n'y a pas une mer idéelle d'un côté et une mer représentée par les moyens de la peinture de l'autre côté. Au contraire, dans ce chapitre d'Océan mer, la mer et la peinture se confondent, puisque la raison pour laquelle les toiles sont blanches est que Plasson peint en fait avec de l'eau de mer, dont la trace disparaît en séchant. Cet aspect vient mettre en évidence l'importance de l'acte de médiation et rappelle que la réalité se trouve dans le processus, dans le « devenir-peinture » de la mer et dans le « devenir-mer » de la peinture. Ce ne sont donc pas des pôles – la mer réelle d'un côté et la mer peinte de l'autre – mais un système de relations, où rien n'est tout à fait net et fixe. Une relation qui appartient au devenir, à la potentialité et au mouvement.

De plus, par l'attente toujours déçue due au blanc des œuvres qui ne correspond pas au programme annoncé par leur titre, le lecteur est amené à construire une idée de la mer qui peut justifier qu'elle soit présentée comme irreprésentable, dans le roman. Par sa mise en relation infructueuse avec la peinture (art de l'espace ceint et de la fixité), la mer peut ainsi être conçue selon les attributs qui bloquent sa représentation sur une toile : le blanc des peintures de Plasson amène le lecteur à construire une image de la mer comme manifestation de ce qui ne peut se reproduire en peinture, soit le continu et le mouvant.

Étant donné que ce chapitre remédie un catalogue d'exposition, la forme est très fragmentée et il n'y a aucune narration. Les toiles sont numérotées, décrites, et se succèdent en ordre chronologique. Cette fragmentation outrancière a pour effet de donner à la mer une impulsion de mouvement migratoire, d'une toile à l'autre, et d'une forme à l'autre, dans l'ensemble du roman. Plus important encore, c'est précisément son mouvement perpétuel, ses vagues et ses marées, qui la dérobent à la représentation. Cela a donc pour effet de placer la mer entre les structures construites par le roman et cet entre, cet espace synaptique, devient précisément l'espace du mouvement de la mer. Comme chez Walter Benjamin, l'interruption peut être vue à la fois comme un arrêt et comme un passage, sans contradiction.

Ainsi, dans Océan mer, le passage de la mer d'une forme à l'autre dans le milieu textuel contribue à rappeler qu'il n'existe pas une réalité qui soit une unité, qu'il n'y a pas d'essence qui soit identique à elle-même et que le réel, comme la médiation, appartient au devenir. Encore faut-il rappeler que dans le devenir – tel que pensé par Gilles Deleuze, par exemple – la différence est toujours première, en ce sens qu'il ne s'agit pas d'acquérir ou de produire une nouvelle identité qui serait un pôle idéal à atteindre. Le devenir suppose plutôt que le processus est lui-même ce qui permet, dans un après-coup, de reconnaître les points de cristallisation mis en relation. Le continu relève donc du processus, de la transformation, de l'action, et non de l'unité et de l'identité.

Vers la médiation

Cette brève piste d'analyse d'un roman ayant une forte dynamique intermédiale est informée par la tendance récente à déplacer l'attention vers les actes de médiation plutôt que vers les médias en tant que tels. Chaque création est ainsi conçue comme une « mise en milieu » plutôt que comme une production médiatique circonscrite. Cette posture intellectuelle est évidemment encouragée par les technologies numériques qui, dans leur mouvance, ne nous permettent plus de définir les frontières entre les médias, ni les pôles que ces médias sont censés relier. Dans les études littéraires, cela implique de se distancier d'une logique de la représentation, bien que ce ne soit pas une entreprise aisée dans ce champ disciplinaire. Il semble toutefois que ce soit une démarche nécessaire à toute analyse intermédiale, puisque « la représentation implique la transparence de la technique et de la technologie, tandis que l'intermédialité insiste sur la visibilité de la technique, sur son opacité, et attire l'attention sur la médiation, la matière, la différence » (Mariniello 2011, 18).

Considérer le texte comme un milieu ou comme un environnement résultant d'un acte de médiation permet de replacer le texte dans la réalité dans laquelle il prend forme, sans le réduire à un canal entre deux instances. C'est aussi ce qui stimule les rapprochements avec d'autres types de médiations – notamment avec ce qui relève du numérique, conçu comme un espace d'action, un environnement dynamique où différentes composantes peuvent entrer en interaction. Je suppose donc, dans le sillon des théoriciens de l'intermédialité et d'autres philosophes tels que Gilles Deleuze, que la relation et le processus sont premiers et que le milieu appartient donc toujours au devenir en permettant justement ces échanges, ces relations et ces embrayages.

Établir de tels rapprochements entre les disciplines et se servir du discours sur l'une pour nourrir le discours sur l'autre permet de faire ressortir des points d'intersection entre les objets dont on traite. Il me semble que la dialectique entre le discret et le continu, entre la fragmentation et le flux, dans leur rapport au mouvement, constitue un intéressant point de convergence entre le numérique et le textuel, qui peut même s'avérer productif en contexte d'analyse. Dans les deux cas, il ne s'agit pas d'une opposition, mais d'une interrelation. C'est donc une opposition binaire où les termes ne gagnent pas à être considérés comme deux pôles irrémédiablement éloignés.

Les modalités de la discrétisation ne sont évidemment pas les mêmes d'un domaine à l'autre et il ne faut pas croire que j'identifie le numérique au texte ou au langage. Je crois toutefois qu'il est productif de se servir des caractères ou enjeux communs aux deux domaines pour les repenser l'un et l'autre, ou simplement pour les mettre en relation en tant que modes différents d'une même préoccupation intellectuelle ou phénoménologique.


Notes

[Ma traduction] « remediation is a defining characteristic of the new digital media » (Bolter et Grusin 1999, 45).

Liste de références / Works Cited

Baricco, Alessandro. 1998. Océan mer. Traduction de Françoise Brun. Paris : Albin-Michel.

Bolter, Jay David et Richard Grusin. 1999. Remediation. Understanding new media. Cambridge : MIT Press.

Mariniello, Sylvestra. 2011. « L'Intermédialité, un concept polymorphe. » Dans Inter Media : Littérature, cinéma et intermédialité, dirigé par Isabel Rio Novo et Célia Vieira, 11-30. Paris : L'Harmattan.

Méchoulan, Éric. 2010. D'où nous viennent nos idées? Métaphysique et intermédialité. Montréal: VLB.

Moser, Walter. 2007. « L'interartialité : pour une archéologie de l'intermédialité. » Dans Intermédialité et socialité. Histoire et géographie d'un concept. dirigé par Marion Froger et Jürgen E. Müller, 69-92. Münster : Nodus Publikationen.

Müller, Jürgen E. 2006. « Vers l'intermédialité. Histoires, positions et options d'un axe de pertinence. » MédiaMorphoses 16 : 99-110.

Rancière, Jacques. 2008. « Ce que «médium» peut vouloir dire : l'exemple de la photographie. », Appareil 1: 2-10, https://appareil.revues.org/135.

Wolf, Werner. 1999. Musicalization of fiction: A study in the theory and history of intermediality. Amsterdam/Atlanta : Rodopi.

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