Les sens dans l’Histoire

Mettre le sensible au cœur de la recherche et réfléchir sur la place des sens dans l’Histoire sont des thèmes relativement récents. Alain Corbin a longuement travaillé pour la valorisation des sens. Il en est ainsi de ses ouvrages Le Temps, le Désir, l’Horreur ([1991] 1998), Le Miasme et la Jonquille ([1982] 1986) ou Les Cloches de la Terre ([1994] 2000) – autant d’études qui célèbrent les sens et les replacent au centre de l’Histoire. De ces 5 sens qui offrent des couleurs à notre vie, c’est l’ouïe (attachée à l’oreille, mais pas seulement) qui retient ici notre attention.

Après la vue, l’ouïe est, en effet, le second sens le plus sollicité dans l’ensemble des documents d’archive nous permettant d’étudier l’Histoire, notamment l’histoire urbaine. Ensuite viennent: l’odorat, le goût et, en tout dernier lieu, le touché.1 À ce jour, l’ouïe est également le sens que l’on peut le plus facilement stimuler lors de restitutions historiques. Les technologies du multimédia nous en offrent l’opportunité. L’ouïe, venant en complément de la vue, donne ainsi une nouvelle dimension à ces restitutions, permettant des mises en perspectives et des appréhensions différentes.

Notre propos, dans le cadre de cet article, s’attachera à présenter la phase préliminaire aux études qui peuvent prétendre découler de telles simulations: la construction de la maquette sonore, celle mise à disposition d’institutions telles les musées, par exemple. S’appuyant sur le projet Bretez, que nous décrirons brièvement, notre propos s’articulera autour des trois points suivants:

  • Entendre l’Histoire;

  • Comment passer d’un visuel au sonore;

  • Les limites et contraintes actuelles de l’archéologie du paysage sonore et de sa restitution.

Le projet Bretez

Présentation du projet

Bretez2 est un projet entrant dans le cadre des humanités numériques. Son objectif est la valorisation du patrimoine historique parisien par sa restitution numérique tridimensionnelle et sonore spatialisée. L’innovation porte sur une nouvelle approche de la restitution du passé: une restitution en 5 D, une combinaison des trois dimensions de l’espace (la 3 D – longueur, largeur, élévation), la dimension déplacement (4e dimension) et une dimension sonore (la 5e dimension). Il associe les savoir-faire des équipes des sciences de l’ingénieur (Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle [CIREVE] – Université de Caen et équipe Évolution des procédés et des Objets Techniques [EPOTEC] de l’université de Nantes et de l’École Centrale de Nantes) celles de sciences humaines (Passages XX–XXI [EA 4160] et le Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes [LARHRA – UMR 5190] de l’université Lyon 2, le Centre de Recherche d’Histoire Quantitative [CRHQ – UMR 6583] et l’Équipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés [ERLIS – EA 1161] de l’université de Caen, ainsi que le laboratoire Laboratoire Démographique d’Histoire Sociale [LaDéHiS] du Centre de Recherches Historiques [CRH – UMR 8558] de l’École des Hautes Études de Sciences Sociales [EHESS] Paris). À ces équipes de chercheurs, se trouvent associés un certains nombre d’acteurs institutionnels, dont l’Atelier Parisien de l’Urbanisme (Paris) (APUR), La Bibliothèque Nationale de France (BNF) et le Musée Carnavalet.

Interrogeant la perception sensorielle du fait urbain à une époque ancienne, ce projet participe des nouvelles tendances de la recherche aussi bien en histoire qu’en musicologie, géographie et sociologie qui replacent bruits et sons dans leurs contextes spatiaux et temporels. L’archéologie du paysage sonore associé à la restitution 3D répond à la demande spécifique des chercheurs et des musées. L’ensemble ainsi obtenu rend le passé disponible et tangible pour un très large public. À terme, il vise la conception d’une plateforme générique pour la génération procédurale de villes virtuelles, tant sonore que visuelle, qui permet de s’affranchir des contraintes technologiques liées à la diversité des supports et leur obsolescence. Les spécificités de ce projet reposent par ailleurs sur des caractéristiques primordiales: une maquette valorisant le sensible, reposant sur des aspects inter et transdisciplinaires qui associent étroitement les Sciences Humaines et Sociales (SHS) et les Sciences de l’ingénieurs, mais également sur une construction s’opérant autour du son, réclamant une élaboration visuelle et sonore concomitante.

Dès le début de la réflexion, il fut établi que l’objectif était de toucher un public large (tant celui des musées que les différents acteurs de la recherche) et d’avoir la possibilité de couvrir le spectre étendu des technologies et supports sur lesquels la maquette pouvait être déployée: réalité virtuelle, réalité augmentée, supports immersifs ou non, nomades, etc. Actuellement, la maquette s’étend sur un quadrilatère qui entoure la Seine, d’une surface de 50 hectares et dont les limites sont:

  • l’Apport de Paris, La grande Boucherie, le Grand Châtelet;

  • Le pont au Change;

  • La Rue de la Pelleterie;

  • Le pont Notre-Dame;

  • Le Quai et la rue de Gesvres.

Le choix de cet emplacement fut motivé par les facteurs suivants:

  • C’est un des cœurs battants de la cité ancienne;

  • Il concentre en outre les fonctions administratives et marchandes, et des activités artisanales diversifiées: pelletiers, orfèvres, imprimeurs, fourbisseurs, etc.

  • Il comporte des particularités architecturales remarquables, comme les maisons des ponts, la galerie couverte du quai de Gesvres, les ateliers du quai de la Pelleterie, la pompe Notre-Dame, la machine à remonter les bateaux, le bateau-moulin… qui représentent 80% des caractéristiques nécessaires pour modéliser une ville et ses ambiances sonores.

Il est à relever qu’outre les bruits et les sons, la restitution sonore prend en compte les différentes acoustiques, caractéristiques des lieux – une richesse d’acoustiques que le site sélectionné possède également. Afin de répondre au mieux à ces défis, il avait été décidé de concevoir la maquette avec un logiciel de jeu vidéo: UDK. Aujourd’hui, nous avons délaissé ce logiciel pour nous orienter vers Unity 3D.

Entendre l’histoire

Une ville où règnerait le silence n’existe pas. Cette lapalissade semble à ce jour ne pas s’appliquer lorsqu’on restitue des maquettes proposant de modéliser des constructions du passé. Par ailleurs, peu d’étude s’attache à connaître et restituer ces sons et ces bruits, ces ambiances sonores. Force est de constater qu’il faut en poser les fondamentaux avant de poursuivre notre travail.

Quelques définitions

Le paysage sonore historique

Si la notion de paysage sonore est récente (elle fut développée par Murray Raymond Schafer ([1977] 2010) dans le Paysage sonore), elle reste attachée à l’histoire de l’enregistrement du sonore et des préoccupations contemporaines. Or, avant le XXe siècle, le paysage sonore existait déjà, seule les technologies pour la capter et la dupliquer manquaient. Alain Corbin ([1994] 2000) (cité précedemment) en a fait un portrait pour le XIXe siècle dans Les cloches de la terre. Pour sa part, Jean-Pierre Gutton (2000) a balayé le cours de l’Histoire dans Bruits et sons dans notre Histoire. Ces paysages sonores ont donc bien été détectés. Ces ambiances sont présentes, mais non encore fixées et restituées. Se pose donc la question suivante: comment les faire renaître? C’est ici qu’apparaît une nouvelle branche de la recherche: l’archéologie du paysage sonore.

L’archéologie du paysage sonore

Elle tend à chercher/pister les traces du sonore tant dans les écrits que dans les visuels et à les restituer. Faire de l’archéologie du paysage sonore, c’est étudier les espaces sonores historiques et tenter de les restituer. L’archéologie est une science auxiliaire de l’histoire. C’est une science qui s’intéresse au passé. Elle se démarque de cette dernière car elle s’appuie sur des sources qui se complètent. L’archéologie étudie les époques où des monuments et documents écrits coexistent. Ce terme semble pouvoir s’appliquer au type de recherches musicologiques consacrées aux ambiances sonores car il existe des témoignages écrits et visuels offrant autant d’indices, mais il faut reconstruire pour prendre conscience d’un possible état initial.

Les enjeux

Les enjeux se divisent en trois blocs imbriqués, n’ayant pas forcément les mêmes perceptions du résultat obtenu ni s’orientant vers les mêmes finalités. Ainsi, pour la recherche, il s’agit de recontextualiser en s’appuyant sur le domaine du sensible et la perception/réception (les 5 sens). Cette recontextualisation sensible permet de corroborer ou d’infirmer des hypothèses. Il permet également de prendre en compte tous les aspects d’un ressenti lors d’un événement en vue de mieux l’analyser, et comprendre les rouages et les mécanismes des phénomènes – notamment ceux des foules.

Pour les musées, au contraire, il s’agit de répondre à une demande de plus en plus orientée vers des scénographies usant de multimédia. L’enjeu est de répondre au goût et nouvelles orientations d’un public habitué au multimédia, un public qui désire comprendre des faits et non traverser des expositions sans vie. Notre travail vise à apporter des réponses qui soient en adéquation avec les contraintes muséographique: être le plus proche possible d’une réalité historique.

Les résultats de cette recherche et de ces restitutions sont également à destination d’un très large public. Il s’agit de donner une nouvelle dimension (spatialisation en vue de compléter un visuel par exemple) à des fins de permettre une meilleure appréhension des différents événements (politiques, militaires ou autres), dans le respect de règles scientifiques des historiens. L’objectif est également de faciliter la perception de l’Histoire (et non d’une possible histoire/narration où l’imagination prend le dessus) et permettre ainsi un retour vers des lieux où le contecte historique possède toute son importance: les musées et les bibliothèques.

Comment passer d’un visuel au sonore

La création d’un paysage sonore historique passe, dans un premier temps, par la recherche et la récolte d’informations. Cette première étape est primordiale. C’est également la partie cachée de l’iceberg. Elle monopolise la majeure partie du temps et de l’énergie que l’on investit dans l’élaboration de telles maquettes. Faute d’avoir des enregistrements d’époque, l’ensemble de ces restitutions doit donc s’appuyer en grande partie sur des témoignages et écrits de cette période (L.S. Mercier,3 N.E. Rétif de la Bretonne,4 S.P. Hardy,5 L. Petit de Bachaumont,6 etc.). À ces textes, s’ajoutent également des journaux intimes, la presse, des plans, des archives notariales, celles de la police, etc.

Modes opératoires

Tout document ancien bruisse et regorge d’indices qui permettent de reconstituer une trame sonore. Ces indices sont récoltés, classés. Chaque source est traitée différemment selon qu’elle soit textuelle de type récit ou journalistique, de type contrendus, catalogage, etc. Toutes réclament une analyse approfondie permettant la mise à jour d’une scénographie sonore. La phase de dépouillement nécessite l’élaboration d’une grille de lecture qui facilite la collecte. En effet, le classement immédiat des événements sonores permet un premier tri, notamment en les caractérisant, les localisant et en déterminant leur chronologie.

Les lignes suivantes, de la plume de Louis Sébastien Mercier permettent de mettre en lumière la méthodologie appliquée pour pister les indices sonores (la typographie et l’orthographe sont respectées).

Les heures du jour

Les différentes heures du jour offrent tour-à-tour, au milieu d’un tourbillon bruyant et rapide, la tranquillité & le mouvement. Ce sont des scènes mouvantes & périodiques, séparées par des temps à-peu-près égaux.

À sept heures du matin, tous les jardiniers, paniers vides, regagnent leurs marais, affourchés sur leurs haridelles. On ne voit guère rouler de carrosses. On ne rencontre que des commis de bureaux, qui soient habillés et frisés à cette heure-là.

Sur les neuf heures, on voit courir les perruquiers saupoudrés des pieds à la tête […]. Les garçons limonadiers, toujours en veste, portent du café & des bavaroises […]

Sur les dix heures, une nuée noire des suppôts de la justice s’achemine vers le Châtelet & vers le Palais-Royal […]

À midi, tous les agents de change & agioteurs se rendent en foule à la bourse, & les oisifs au Palais-Royal. Le quartier Saint-Honoré, quartier des Financiers & hommes en place est très battu, & le pavé n’est rien moins que libre. C’est l’heure des sollicitations & des demandes de toute espèce.

À deux heures, les dîneurs en ville, coiffés, poudrés, arrangés, marchant sur la pointe des pieds, de peur de salir leurs bas blancs, se rendent dans les quartiers les plus éloignés. Tous les fiacres roulent à cette heure. Il n’y en a plus sur la place […].

À trois heures, on voit peu de monde dans les rues, parce que chacun dîne: c’est un temps calme […]

À cinq heures & un quart, c’est un tapage affreux, infernal. Toutes les rues sont embarrassées, toutes les voitures roulent en tous sens, volent aux différens [sic] spectacles, ou se rendent aux promenades. Les cafés se remplissent.

À sept heures, le calme recommence, calme profond & presque universel. Tous les chevaux frappent en vain le pavé du pied. La ville est silencieuse […]

Le jour tombe, & tandis que les décorations de l’opéra sont en mouvement, la foule des manœuvres, des charpentiers, des tailleurs-de-pierre, regagnent en bandes épaisses, les fauxbourgs [sic] qu’ils habitent […] ([1781–1788] 1979b, 146–58)

La grille de lecture créée (pour plus d’information, se reporter à Pardoen [2015]) s’appuie sur le texte de Louis-Sébastien Mercier cité ci-dessus. Elle permet de mettre en regard les termes présents dans le texte et les sens associés (Figure 1). De ce premier tri, nous recueillons les indices sonores affiliés. Il est à relever que cet extrait offre, en outre, l’opportunité de découvrir les cycles et temporalités urbaines de l’époque.

Figure 1
Figure 1

Grille de lecture, Les heures du jour.

Nous pourrions opérer de la même façon avec l’extrait suivant (nous vous conseillons de lire cet extrait à voix haute afin d’en savourer les sonorités);

[…] tous les sens sont interrogés à chaque instant; on brise, on lime, on polit, on façonne; les métaux sont tourmentés & prennent toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le creuset toujours embrasé, la lime mordante toujours en action, applatissent [sic], fondent, déchirent les matières, les combinent, les mêlent. L’esprit peut-il demeurer immobile & froid, tandis que, passant devant chaque boutique, il est stimulé, éveillé de sa léthargie par le cri de l’art qui modifie la nature? Partout la science vous appelle & vous dit, voyez. Le feu, l’eau, l’air, travaillent dans les atteliers [sic] des forgerons, des tanneurs, des boulangers; le charbon, le soufre, le salpêtre font changer aux objets & de noms & de formes; […]

êtes-vous disposé à saisir les miracles de l’harmonie? au défaut de l’opéra, les cloches dans les airs éveillent les oreilles musicales. […] (Mercier [1781–1788] 1977a, 3–4)

Ces quelques lignes montrent combien le paysage sonore peut être dense et sans aucun doute, de nos jours nous le qualifierions de bruyant – dans le sens où la pollution sonore semble être importante.

Mais au-delà des écrits d’auteurs, de journalistes ou de témoins, nous récoltons également des informations importantes dans les archives. Ainsi, cet état (Figure 2 – AN, Y 14370, état des échoppes du quartier Saint-Jacques-de-la-Boucherie, par le commissaire Bourgeois envoyé le 8 octobre 1779) permet-il de connaître la localisation des artisans, autour du Grand Châtelet.7 Une recherche identique est menée sur les visuels, quels qu’ils soient: tableaux, gravures, estampes, objets du quotidien, plans… En opérant de cette façon, nous arrivons à établir une ligne de lecture, une sorte de scénographie, sur laquelle s’appuie celle de la restitution tant visuelle que sonore. Il est en effet à relever que la restitution visuelle est concommittante à celle des ambiances sonores. Cette récolte conjointe mène à une construction de même type en vue de la restitution finale.

Figure 2
Figure 2

État des échoppes Rue Saint Denis.

De la collecte à la restitution

La création de la structure s’appuie sur l’élaboration de plans successifs. Dans un premier temps, il est nécessaire de prendre en compte la « qualification » des lieux, leur acoustique particulière (en fonction des matériaux de construction, de la topographie des lieux par exemple) et de positionner grossièrement les ambiances et les éléments sonores importants (Figure 3). Il faut également relever et noter les ruptures sonores présentes (exemple: le non alignement des rues provoque des rétrécissements plus ou moins importants, donc des ruptures sonores). Leur positionnement dans le plan vertical est également à prendre en compte afin que l’immersion soit la plus proche possible de la réalité. Progressivement, des cartes thématiques sont établies d’après les données fournies par les archivistes, les historiens, les sociologues (Figure 4).

Figure 3
Figure 3

Positionnement des éléments sonores.

Figure 4
Figure 4

Localisation de la faune.

C’est à partir de ce mille-feuille que progressivement se construit le squelette du paysage sonore. Cette phase théorique est complétée par celle pratique de la récolte sonore. À chaque indice est associé un son (ou fichier sonore) qui correspond à un enregistrement réel d’un bruit encore existant de nos jours. Cette récolte d’éléments sonores entre dans la catégorie patrimonialisation du sonore, notamment la patrimonialisation immatérielle. Notons qu’aucun fichier son n’est le résultat d’un bruitage ou d’une création issue de l’imagination.

Vient ensuite la phase du montage de la zone sonore (ou de la bande son selon les besoins – Figure 5).

Figure 5
Figure 5

Ban de montage.

Les contraintes

Les limites et les contraintes liées à l’élaboration de la maquette

En suivant le protocole décrit précédemment, il serait relativement simple de restituer un paysage sonore du passé s’il n’existait pas des règles présentant autant d’obstacle, d’entraves aux compositeurs ou aux sound designer.

En premier lieu, le cadre de « composition » est réellement très restrictif. En effet, le sujet emprunte à l’Histoire. On se doit de respecter la période et ses caractéristiques historiques. Il faut également prendre en compte la localisation exacte et ses spécificités. Le respect de la scénographie écrite lors de la phase préparatoire est également essentiel. Nous notons donc que ce cadre compositionnel est complexe tant les critères à respecter sont nombreux et importants. Par exemple, et afin de coller au plus près de la réalité et donner à entendre un modèle qui soit en parfaite concordance avec le visuel, il faut introduire les caractéristiques acoustiques (prenant notamment en compte les matériaux, l’élévation, la température…). Ce travail, long mais important, peut paraître à la fois fastidieux et inutile. Gardons néanmoins à l’esprit que la finalité est d’obtenir une maquette où visuel et sonore ne forment qu’un et que l’objet construit doit pouvoir répondre aux caractéristiques muséographiques: « être le plus proche possible d’une possible réalité de l’époque visée ». Dans ce cadre, il est impératif d’éviter tout anachronisme.

Deuxièmement, il est nécessaire de prendre en compte les éléments touchant aux réceptions des événements. Lors de la collecte d’indice, nous devons analyser les témoignages afin de percevoir et connaître le degré d’émotion de la relation. Est-ce une relation à la première personne – témoin direct ou indirect? Est-ce un témoignage restitué lors ou proche de l’événement ou les réminiscences d’une mémorisation? Dans quel état émotif se trouvait l’observateur? Dans tous les cas, il nous faut recouper les informations afin de valider le fait, le témoignage avant de pouvoir l’intégrer dans le scénario de construction.

Acteur important de cette restitution sonore, le « compositeur » est à rude tâche. L’élaboration de cette fresque sonore n’entre pas dans la catégorie des compositions habituelles. Dans ce cas de figure, l’aptitude principale du compositeur réside en sa capacité à maîtriser sa sensibilité, à neutraliser (ou accepter de neutraliser) son travail de composition afin que la seule émotion qui puisse exister soit uniquement celle du récepteur, de l’auditeur. Loin des compositions d’ambiances (travail du sound designer) ou de celles de musique de film (qui doivent coller à la diégèse, soit en l’accompagnant, soit en précédant les actions), ici, seule compte la restitution d’un fait sonore. Or neutraliser son discours lorsque l’on est compositeur est un acte totalement inhabituel. Et c’est sans doute l’aspect le plus contraignant de l’élaboration car les musées demande une recontextualisation, c’est-à-dire être au plus proche de la situation historique.

Au-delà des contraintes liées à l’élaboration de l’objet « maquette » lui-même, d’autres limites existent toutefois.

Les limites et les contraintes technologiques

Comme précédemment, ces limites sont de trois types. Le premier type concerne le matériel et les technologies associées. Les limites matérielles (tant informatiques que de diffusion) restent encore très présentes. La technologie n’est qu’un outil. La phase de restitution réclame une énorme préparation, une réflexion approfondie (notamment sur notre façon d’écouter, d’entendre, de percevoir et de ressentir). Ce n’est qu’à l’issue que l’on peut « apprendre » à la machine à restituer le sonore selon des critères bien établis. Par exemple, la spatialisation type 5.1 ne répond pas vraiment aux véritables problématiques du réel (notamment à cause de sa diffusion sphérique). D’où l’utilisation de logiciels de jeux vidéo pour tenter de restituer ces sphères sonores. Malgré tout, il reste un très gros travail de réflexion afin de permettre à la machine de diffuser non des « amas sonores », mais des scenarii tels ceux perçus par nos oreilles (c’est-à-dire qui activent des filtres afin d’opérer des actions discriminatoires pour obtenir une perception distincte des sons et des ambiances). Ce travail s’effectue en amont du placement des sons dans la maquette. Actuellement aucun logiciel de conception de jeu vidéo ou de conception sonore n’arrive à répondre à ce cahier des charges. De ce fait, l’intervention humaine reste principale et conséquente tant en réflexion qu’en conception.

Reste un acteur dont on ne peut prévoir ni l’engagement ni la réception: le public lui-même. Sa propre sensibilité, sa pratique du multimédia, sa préhension de l’objet Histoire forment un tout difficilement prévisible. Certes, nous devons lui donner les clés de lecture pour mieux appréhender ce passé plus ou moins lointain et l’aider dans sa prise en main et sa pratique du multimédia. Mais là s’arrêtera notre travail de conception.

Conclusion

La restitution d’ambiances sonores historiques est un acte scientifique à part entière. Il se diffère de l’habillage sonore (sound design) ou du bruitage par le respect de règles strictes proches de celles appliquées par les historiens. L’archéologie du paysage sonore historique doit permettre une possible restitution sonore neutralisée qui invite à la compréhension d’un événement (et non nous faire rêver par une narration excitant l’imaginaire). Elle doit entrer dans la patrimonialisation au même titre que peut l’être, par exemple, la restitution d’une partition, celle d’un geste musical ou de la sauvegarde de tout patrimoine permettant de comprendre le passé. Dans notre cas, les difficultés sont nombreuses. L’acte compositionnel est tout aussi compliqué pour un compositeur traditionnel que pour un sound designer (le respect des règles issues de l’Histoire peuvent être rédibitoires car contraignantes). L’établissement d’un cadre restrictif n’est qu’une aide parmi tant d’autres. En effet, lors de l’élaboration de la trame sonore, il est nécessaire de réfléchir au positionnement de l’auditeur (un récepteur à la 1ère personne – et notamment quel « rôle » endossera-t-il lors de la découverte de cet environnement historique?).

Au terme de cet exposé, nous observons que les questions restent nombreuses et que la technologie seule ne peut y répondre. En donnant du son à l’Histoire, on lui donne également du sens.

Notes

  1. Sur le sujet, se reporter notamment à Les cinq sens dans la ville du Moyen-Âge à nos jours (Beck, Krampl et Retaillaud 2013) et Silences et bruits du Moyen-Âge à nos jours. Perceptions, identités sonores et patrimonialisation (Aubrun et al. 2015). [^]
  2. Le projet porte le nom d’un plan de Paris établi au XVIIIe siècle, commandé par le prévôt des marchands Michel-Étienne Turgot (1690–1751, qui ordonna la cartographie de Paris) et établi par Louis Bretez (entre 1734–1739). Le géographe ayant décédé en 1736, son travail fut terminé er réceptionné par Claude Lucas, son associé. [^]
  3. Mercier, Louis-Sébastien (1740–1814): écrivain, dramaturge, journaliste, il est connu pour son Tableau de Paris (de 1781 à 1788 – en douze volumes) et Le Nouveau Paris (1800 – en 6 volumes) qui forment un témoignage pittoresque de cette fin de XVIIIe siècle. [^]
  4. Rétif, Nicolas Edmé (1734–1806), dit Rétif de la Bretonne: Cet écrivain témoigne de la vie parisienne nocturne dans son ouvrage Les nuits de Paris ou le Spectateur nocturne (1788–1794 – en 8 volumes). [^]
  5. Hardy, Siméon-Prosper (1729–1806): imprimeur-libraire à Paris, il tient un journal d’événements de 1753 à 1789. [^]
  6. Petit de Bachaumont, Louis (1690–1771): écrivain, il a participé à l’élaboration des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, depuis MDCCLXII, ou Journal d’un observateur, contenant les analyses des pièces de théâtre qui ont paru durant cet intervalle, les relations des assemblée littéraires (de 1777 à 1789 – 36 tomes en 18 volumes), fruit d’une collaboration avec M.-F. Pidansat de Mairobert et B.-F.-J. Mouffle d’Angerville. [^]
  7. Je remercie Nicolas Lyon-Caen dont les travaux ont permis de localiser l’ensemble des artisans et marchands autour du Châtelet. [^]

Déclaration de conflit d’intérêts

Les auteurs déclarent l’absence d’un conflit d’intérêts.

Références

Aubrun, Juliette, Catherine Bruant, Laura Kendrick, Catherine Lavandier, et Nathalie Simmonot. 2015. Silences et bruits du Moyen-Âge à nos jours. Perceptions, identités sonores et patrimonialisation. Paris: L’Harmattan.

Beck, Robert, Ulrike Krampl, et Emmanuelle Retaillaud. 2013. Les cinq sens dans la ville du Moyen-Âge à nos jours. Tours: Presses Universitaires François Rabelais.

Corbin, Alain. (1982) 1986. Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe–XIXe siècles. Paris: Flammarion.

Corbin, Alain. (1991) 1998. Le Temps, le Désir et l’Horreur. Essais sur le XIXe siècle. Paris: Flammarion.

Corbin, Alain. (1994) 2000. Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle. Paris: Flammarion.

Gutton, Jean-Pierre. 2000. Bruits et sons dans notre histoire. Paris: Presses Universitaires de France.

Mercier, Louis-Sébastien. (1781–1788) 1979a. “Coup d’œil général.” Dans Le Tableau de Paris, 3–4. Genève: Slatkine Reprints.

Mercier, Louis-Sébastien. (1781–1788) 1979b. “Les heures du jour.” Dans Le tableau de Paris, 146–63. Genève: Slatkine Reprints.

Pardoen, Mylène. 2015. “Les oreilles à l’affût! Restitution d’un paysage sonore: œuvre de l’imaginaire ou recherche d’authenticité?” Dans Silences et bruits du Moyen-Âge à nos jours, rédigé par Juliette Aubrun, Catherine Bruant, Laura Kendrick, Catherine Lavandier, Nathalie Simonnot, 145–60. Paris: L’Harmattan.

Schafer, Raymond Murray. (1977) 2010. Le paysage sonore – Le monde comme musique. Traduit par Sylvette Gleyze. France: Wildproject.

Pour prolonger l’étude

Balaÿ, Olivier. 2003. L’espace sonore de la ville au XIXe siècle. Aubenas: Ambiances.

Dauby, Yannick. 2004. Paysages sonores partagés. Mémoire de DEA en Arts numériques.

Farge, Arlette. 1992. Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle. Paris: Gallimard. DOI:  http://doi.org/10.14375/NP.9782070326938

Gauthier, Laure, et Traversier Mélanie, éditeurs. 2008. Mélodies urbaines – la musique dans les villes d’Europe (XVIe–XIXe siècles). Paris: Presses de l’université Paris-Sorbonne.