Depuis sa naissance, l’Internet ne cesse d’agiter un profond débat. Pour certains, il est un « laboratoire d’expériences démocratiques » (Cardon 2010, 102): il détermine la « fin des anciennes distances géographiques » (Virilio 2000, 150) et il crée une « dimension hypersocialisante des cultures expressives » (Allard 2007, 22). Pour d’autres, au contraire, il contribue à un avilissement du savoir, en écartant le « processus de pensée linéaire » (Carr 2011, 29). Lieu complexe et ambivalent, le Net est potentiellement le terrain du contrôle – pensons par exemple aux mesures1 récemment mises en place par le gouvernement français, sans parler des doutes soulevés par le stockage de données de la part de Google ou Facebook –, mais il est également celui du partage des connaissances et des idées, de la circulation du savoir et de la créativité. Ces dernières années, il est aussi devenu un espace privilégié de création artistique où les systèmes sémiotiques se mélangent et s’hybrident. Les mots se mêlent aux images et aux sons; les textes changent de nature pour devenir transmédiaux, dynamiques et hypertextuels. Grâce aux technologies informatiques, nous assistons à la multiplication des textualités. Forums, blogs, romans, formes d’écriture collective naissent dans le web, en redéfinissant la textualité dans sa forme et dans son contenu. S’il est vrai que depuis des années les prises de position s’alternent en faveur ou contre ce moyen d’expression, il semble néanmoins primordial d’aller au delà de l’opposition d’Umberto Eco (2003) entre apocalyptiques et intégrés qui dénote une attitude moralisatrice (bien-mal) pour considérer plutôt cette évolution dans une perspective d’un changement plus général de la sociabilité culturelle.
Le web est en effet un canal d’échange, de contamination des genres, de transmission de sens; il constitue un espace qui détermine un rapport plus libre entre les créateurs et les usagers du texte, où l’activité littéraire semble retrouver une dynamique ouverte et collaborative qui engendre bien souvent une nouvelle économie narrative et qui concourt à la formation de communautés participatives de savoir autour d’intérêts mutuels.
Le web est-il le lieu du contrôle, un outil qui sert à nous rendre bête, ou un espace de liberté qui contribue à l’enracinement d’une nouvelle culture? Y-a-t-il vraiment des éléments et des pratiques socio-littéraires qui participent à définir le Net en tant que lieu d’une sociabilité culturelle plus démocratique et basée sur une économie d’échange et de partage?
Pour répondre à cette question nous nous intéressons à l’utilisation de l’outil informatique dans la production du collectif italien Wu Ming. Nous commencerons par analyser les origines du collectif avec le Luther Blissett Project pour mettre en exergue l’esprit qui sous-tend son travail et l’emploi qu’il fait du réseau comme moyen d’expression politique et littéraire. Ensuite, nous nous attacherons à montrer que sa pratique du Net, élargie au travail littéraire, participe d’une défétichisation de la culture officielle, instaurant un nouveau rapport entre les producteurs et les consommateurs de narrations et contribuant à porter un autre regard sur l’œuvre littéraire, déterminant ainsi une redéfinition de l’espace savant. Dans la troisième section, nous fournirons des exemples du remixage de textes rendus possibles par l’outil informatique, ce qui contribue également à redéfinir le statut de l’œuvre et du public.
Wu Ming, ou « sans nom » en chinois mandarin, est un collectif de quatre auteurs nés en Italie dans les années 2000. Blâmé et regardé avec suspicion par la critique officielle, il opère néanmoins une secousse dans le monde de la narration contemporaine. Mêlant identité multiple, mythopoièse, écriture collective, pratique du copyleft, utilisation des nouveaux médias, transmédialité et récits open-source, il pousse la littérature hors des logiques commerciales et académiques. Avec des actions et des propositions dans et au delà du texte littéraire, il libère celui-ci des contraintes héritées de Gutenberg et lui offre la possibilité de migrer sur d’autres supports, d’être manié et remanié à la fois par les auteurs et par le public.
L’aventure littéraire des Wu Ming commence avec le « suicide2 » d’une partie de la section bolonaise du Luther Blissett Project (1994–1999). Ce dernier apparaît pour la première fois en Italie en 1994 dans le réseau télématique Cybernet (La Repubblica 1997), réseau né du mouvement Hacker italien dont l’exigence était de pouvoir partager dans la sphère télématique des idées, des expériences, des comportements et des savoirs antagonistes à la culture officielle. Malgré son hostilité envers toute définition stigmatisante, il devient rapidement synonyme de la culture du réseau. Étroitement lié au milieu underground, il est considéré comme l’emblème du net activism et le pionnier de la collision entre anciens et nouveaux médias. À la différence d’autres groupes militants, comme par exemple les américains Electronic Disturbance Theater,3 qui utilisent le netstrike4 pour protester et attirer l’attention des institutions et des médias sur les thèmes de leurs campagnes et dont les activistes ne cachent pas leurs noms, le Luther Blissett Project est un projet dont les contours sont plus éphémères. C’est un nom multiple, une entité collective utilisée indépendamment par des milliers de personnes aussi bien en Italie que dans le reste du monde. La communication à l’intérieur de ce groupe très hétérogène s’est développée grâce au Bulletin Board System5 et au réseau ECN6 – European Counter Network – qui ne censure pas et qui permet l’anonymat et une modalité rizhomatique de la communication. Le but de ce groupe d’agitateurs est de mettre en pratique une guérilla médiatique contre les institutions, l’industrie culturelle et le système d’information contemporains, mais également contre l’idéologie libérale typique de cette époque contemporaine qui fait de l’économie le seul et unique moteur de la réalité et des relations humaines. En exploitant le Web, mais aussi les médias traditionnels, le nom multiple participe à la mise en circulation de légendes métropolitaines,7 d’histoires et de mythes dans le but de déstabiliser l’industrie culturelle contemporaine productrice d’une culture paralysée, lasse et usée qui se baserait sur des mythes à leur tour épuisés et toxiques. L’action réticulaire, menée avec les mailing-lists, les fanzines et webzines, les multiples communiqués sur les sites, à la radio, dans les journaux, mêlant réalité et fantaisie, histoires fausses ou partiellement vraies, caractérise le travail de ce groupe et participe à la création d’une vaste communauté qui s’approprie le « multi-use-name » et qui contribue à faire de Blissett un mythe de lutte. C’est justement grâce à la création d’un folk hero, d’une pop star collective que l’on peut ouvrir le chemin vers la participation émotionnelle et vers la passion pour l’écriture qui « est capable d’émouvoir, c’est-à-dire de mettre en mouvement, mouvoir et au même temps ébranler et agiter. » (De Pascale 2009, 31) L’objectif principal de ces rebelles est donc de sortir de l’immobilisme qui génère une culture élitiste et salonnarde et de secouer et réinvestir l’imaginaire politique et littéraire. Dans la préface de Totò, Peppino e la guerra psichica, Luther Blissett (2000) explique:
L’idée qui sous-tend le Luther Blisset Project depuis ses débuts est celle de créer un fantôme qui amène le “libertarisme” au-delà de l’underground, du cul-de-sac du centrosocialisme réel, des niches du militantisme ou milisotantisme dans lequel il est resté pendant presque vingt ans, en l’introduisant à nouveau dans l’overground, dans la culture mainstream. Bref, il s’agit d’utiliser ce nouveau spectre collectif, ce fantomatique héros populaire agité par des milliers de fils, pour qu’un mythe de lutte fasse irruption dans la culture pop. Un mythe ludique, futé, captivant, efficace, “pop” justement, qui fait la publicité d’une vision de la vie et de la lutte de classe libre et heureuse, loin des erreurs/horreurs du XXe siècle. (XXXVI, XXXVII)
Pour le collectif, il s’agit donc de passer à une autre étape à une nouvelle phase, à une nouvelle attaque, et d’introduire dans le monde culturel officiel les pratiques polycentriques, collaboratives et collectives, chères au monde des contrecultures punk et des fan-cultures populaires, basées sur la libre circulation et la reproduction du savoir, sur le partage des compétences et des connaissances et sur leur libre accès.
La première action de destruction du star-système, qui déplace le terrain de lutte de la guérilla médiatique à la littérature, sera le roman écrit à huit mains, L’œil de Carafa, Q en Italien (1999b). Ce texte représente le point culminant du travail militant du Luther Blissett Project et inaugure des profondes nouveautés dans le paysage littéraire du pays, poursuivies et développées par le collectif Wu Ming: la pratique de l’écriture collective, l’utilisation de la clause du copyleft imposée à la maison d’édition italienne Einaudi, et en France à la maison d’édition Metaillé, ainsi que la présence en ligne des récits, téléchargeables gratuitement. Ces éléments, de même que l’utilisation du nom multiple pour la publication du roman, mettent en exergue la critique radicale de la notion d’autorité, inséparable de la nature même du Luther Blissett Project et de Wu Ming. Cette critique entraîne à son tour le démantèlement de l’identité de l’auteur, qui disparaît alors au profit du travail collectif. La critique vise l’auteur en tant que vedette, star, puissance qui révèle la vérité et qui, en même temps, impose à l’œuvre une certaine forme de finitude. Dans le Luther Blissett Project/Wu Ming la figure auctoriale est réduite à un simple organe de transmission; son rôle dans le processus de création, autrefois central, perd sa dimension d’intouchabilité. Malgré son existence, l’auteur ne revêt plus aucune importance, car il n’existe plus un paradigme unique pour regarder le monde mais plutôt une multitude de regards qui s’additionnent et participent à l’œuvre.
Nous pensons qu’aucune “œuvre de l’esprit” n’est étrangère à l’écosystème culturel dans lequel elle naît, et que chaque auteur n’est qu’un terminal, un réducteur de complexité temporaire: il intercepte des flux incessants d’idées et d’informations – des flux principalement collectifs – et il trouve une synthèse quelconque. (Amici 2006)
Le narrateur n’est donc pas un être inspiré par un génie, un mentor qui dévoile la réalité des choses; il n’est qu’un « réducteur créatif de complexité » (Wu Ming 2003a, 207). Il est un filtre entre la mytho-sphère et le peuple (Jenkins 2006), un simple véhicule par le biais duquel une histoire peut être racontée. Cette dimension renvoie bien évidemment au choix de l’identité multiple avec le Luther Blissett Project et de l’anonymat partiel avec le collectif Wu Ming (LB = multi-use-name/Wu Ming = nom collectif), car toute œuvre est l’œuvre d’un auteur collectif. On voit ainsi se réaliser la réalité imaginée par J.L. Borges dans la planète Tlön, référence citée plusieurs fois par les auteurs car dans la planète de Borges les livres ne sont que rarement signés. La conception du plagiat n’existe pas: « on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est atemporel et anonyme » (Borges 1965, 24).
Le refus de la notion d’autorité mène également à une autre considération de l’œuvre et de sa valeur en tant que produit. Comme l’auteur, l’œuvre est désacralisée à son tour. Si le livre reste en effet un outil, un medium possible, une marchandise qui répond à des logiques commerciales, le contenu de la narration, au contraire, ne peut qu’être restitué à la communauté qui doit pouvoir s’en servir librement. L’utilisation de la clause du copyleft, à l’origine employée surtout pour les logiciels libres avec la licence GPL (GNU Public License), réalise cet engagement et représente une réelle transformation dans le monde de l’édition, car elle casse pour la première fois la règle de copyright « tous les droits sont réservés », norme qui paraissait inviolable jusqu’à la sortie du roman L’œil de Carafa. En 2011, celui-ci est inséré par Einaudi dans la collection Stile Libero avec la formule « Attribution-NonCommerial-ShareALike », qui donne la possibilité à d’autres de copier, de distribuer, de partager l’œuvre et ses spin-off, avec toutefois l’obligation de garder la même licence que l’œuvre originale. À cet égard, on observe que les modalités de diffusion des œuvres mises en place par Luther Blissett Project et Wu Ming naissent de la considération de l’inutilité d’une contrainte qui impose l’achat pour la circulation de leur production. Les auteurs renoncent à apposer aux histoires un lien de propriété exclusive et ils permettent au récit de sortir de la seule logique commerciale en l’amenant au contraire dans une réalité où le travail culturel peut être librement dispersé. L’utilisation du Net a, dans ce cadre, un intérêt tout particulier, car elle devient une caisse de résonance pour le travail narratif. Wu Ming 1 affirme à ce propos:
Un utilisateur X se connecte à notre site et télécharge, disons 54; il le fait de son bureau ou de l’université, et il l’imprime, sans dépenser un rond; il le lit et le livre lui plaît; il lui plait tellement qu’il décide de l’offrir, et bien sûr il ne peut pas offrir une rame de feuilles A4! Subséquemment, il va dans une librairie et l’achète. Une copie “piratée” = une copie vendue. Il y a ceux qui ont téléchargé un de nos livres et après l’avoir lu, ils l’ont offert au moins six ou sept fois. Une copie “piratée” = plusieurs copies vendues. Même ceux qui n’achètent pas le livre, parce qu’ils sont fauchés, si de toute manière ils l’aiment, ils en parleront autour d’eux, et tôt ou tard quelqu’un l’achètera ou il fera comme on vient d’expliquer (téléchargement-lecture-achat-cadeau). Si le livre ne plaît pas, au moins la personne n’a rien dépensé. De cette façon, comme pour le logiciel libre et pour l’Open Source, on concilie l’exigence d’une rétribution correcte pour le travail accompli par un auteur (ou plus en général par un travailleur de la connaissance) et la protection de la reproductibilité de l’œuvre (c’est à dire de son utilisation sociale). On exalte le droit d’auteur en dévalorisant le copyright, n’en déplaise à ceux qui sont convaincus du contraire. (2003)
La pratique du Net, on le voit, a donc ici un double intérêt. D’une part, elle permet d’intégrer deux plans de communication, celui de l’ouverture et de la rapidité du message avec celui des projets à long terme, puisque si la culture circule, elle produit des cercles vertueux, engendrant un processus de diffusion et de socialisation du savoir. D’autre part, elle participe à la création d’un ensemble de relations interconnectées, d’échanges autour d’un ou plusieurs mythes, autour d’histoires, pour créer une culture dissidente et lettrée où chaque individu représente la communauté et en fait partie, en élargissant ainsi la pratique littéraire au concept du Network des événements promu par le Luther Blissett Project (1999a). Le copyleft, l’outil informatique et l’Internet réalisent dès lors l’engagement du collectif permettant à chacun de lire, de commenter, de partager et de mettre en circulation un texte littéraire. Ces pratiques, malgré les hostilités qu’elles rencontrent encore aussi bien parmi les intellectuels que les professionnels de l’édition, déterminent un évident processus de diffusion et de socialisation du savoir et participent de manière non négligeable à la diffusion d’une culture accessible et en rupture avec la tradition contemporaine.
En outre, la condition d’interconnexion typique du réseau, que les Wu Ming appellent, en reprenant les termes de la biologie « pollinisation anémophile » (Castelli 2010), participe également à ce processus de démocratisation du savoir. Elle permet en effet de reconsidérer et de redéfinir le rapport possible avec le public qui devient dans ce contexte un sujet actif du processus de création. Si, dans les débuts du Luther Blissett Project, cette interaction avec la communauté visait à instaurer des actions de résistance ludique, cette liaison constate se précise et s’étend avec L’œil de Carafa et ensuite avec le projet littéraire Wu Ming. Le public devient une sorte de sixième membre du collectif, dans une osmose permanente avec le groupe.
La newsletter-revue télématique Giap! est un exemple de l’engagement du collectif envers le public. Née en janvier 2000 suite au « suicide » du Luther Blissett Project, elle devient le lieu privilégié d’échanges avec les lecteurs. Dans ce support, le travail d’écriture se multiplie et une réflexion polyphonique alimentée de critiques, de suggestions et de commentaires autour de la politique, de la littérature et de ses enjeux prend vie. Ainsi, les contenus s’articulent et le débat s’enrichit. Douze mille quatre cents inscrits forment la « République démocratique des lecteurs.8 » (Jenkins 2006) Ils accompagnent l’écriture des récits et participent, dans un rôle maïeutique, à la rédaction des romans Asce di guerra, Havana Glam et 54. Les rôles d’auteur et de lecteur s’entremêlent; le lecteur devient tout à la fois consommateur et producteur de textes. Il se transforme de la sorte en prosumer, slogan utilisé dans le marketing pour définir les consommateurs qui contribuent à la production des marchandises qu’ensuite ils consomment et, pour reprendre l’expression de George Landow, il devient un écrilecteur, un wreader. Ainsi, dans le projet La ballata del Corazza (Wu Ming 2003b), l’histoire est mise en ligne et la possibilité est offerte aux lecteurs d’apporter toutes sortes de modifications, d’une simple virgule à l’introduction de personnages ou à la réécriture des paragraphes. La version définitive La ballata del Corazza 2.0, revue et décidée collectivement dans Giap!, englobe les différents apports des internautes et est publiée sur le site du groupe wumingfoundation.com.
Or, dans ce mode opératoire, il apparaît que le Net joue un rôle fondamental puisqu’il est à la fois un outil capable de convoquer et de socialiser un nombre potentiellement infini de personnes, un moyen susceptible de devenir monde et de créer une communauté dont les membres restent indépendants les uns des autres, mais aussi dans un lien qui peut être constant, ce qui peut leur permettre d’interagir à tout moment. Dans cette communauté de savoir s’organisant autour d’intérêts intellectuels communs et où le partage de connaissances et les échanges sont à la fois collectifs mais aussi conflictuels, il semble se réaliser ce que Henry Jenkins (2013) appelle, à juste titre, la convergence, c’est-à-dire un double mouvement du haut vers le bas et du bas vers le haut, à l’initiative du consommateur. À ce propos, il est intéressant de reprendre l’analyse développée par Pierre Lévy (1997) dans L’intelligence collective, où il est expliqué que la distinction entre auteur et lecteur, producteur et spectateur, créateur et interprète s’efface pour établir un « circuit » d’expression où chaque participant soutient l’activité des autres. L’œuvre d’art sera alors un « actracteur » et un « activateur » culturel.
La naissance du groupe I Quindici (2003–2010), du collectif Kai Zen (2003), du blog d’Altai (2009–2011) ou, plus récemment (2013), les projets Tifiamo Asteroide, Tifiamo 4 et Tifiamo Scaramouche ne sont que quelques exemples bien représentatifs de ce circuit d’expression vertueux, cette « pollinisation anémophile » (Castelli 2010), pour reprendre les mots de Wu Ming. I Quindici, « Les Quinze », naissent suite à l’aveu des Wu Ming dans Giap! de leur incapacité à lire la très grande quantité de manuscrits et de matériel postés sur le site. Des giapsters, coordonnés par Monica Mazzitelli, deviennent un groupe de lecteurs bénévoles et se transforment spontanément en critiques littéraires et talent scout. Ils donnent vie à une communauté sur leur site iquindici.org, sur le webzine Inciquid où ils postent le début des meilleurs romans dans l’espoir de susciter l’intérêt d’une maison d’édition, ou encore dans le blog.iquindici.org. Ces lieux virtuels d’échanges politico-socio-littéraires et de promotion de narrativité, bien que difficiles à gérer et exigeant un très grand investissement personnel de la part des consommateurs, comme en témoigne un post de Monica Mazzitelli sur le compte Facebook de la critique italienne Loredana Lipperini,9 restent tout de même un espace où chaque participant peut contribuer à l’activité de la communauté selon ses compétences et ses capacités et où l’engagement entre écrivains et lecteurs est bilatéral, dynamique, actif et conversationnel. Dans ce contexte, la culture se transforme en action fertile, comme en atteste la publication de plusieurs romans grâce aux activités du groupe parmi lesquels 3 uomini paradossali (2004) et Scirocco (2005) de Girolamo de Michele ou encore Città perfetta (2005) de Guglielmo Pispisa chez Einaudi. Pispisa fait également partie du collectif Kai Zen, né en 2003 suite à l’initiative d’un site internet italien et du collectif Wu Ming de mettre en ligne le début d’un roman à terminer avec les internautes. C’est ainsi que voit le jour le roman Ti chiamerò Russel (2003) et que les membres de ce nouveau collectif commencent leur collaboration. Le projet Kai Zen compte en effet deux départements principaux, celui de la formation fixe à quatre personnes – Jadel Andreetto, Bruno Fiorini, Guglielmo Pispisa, Aldo Soliani – et celui expérimental des Romans Totaux. Ce dernier poursuit l’heureuse expérience de 2003 et propose aux internautes de participer à l’écriture d’œuvres littéraires. Le collectif Kai Zen arrive ainsi à publier deux autres romans collectifs; La potenze di Eymerich et Spauracchi avec la collaboration des lecteurs. On remarque alors que ce type de dynamiques donne la possibilité à des simples internautes de devenir, à leur tour, des producteurs de narrativité et de culture. Les projets Tifiamo en sont un autre exemple. Dans ce cas, Wu Ming propose aux internautes de collaborer à la rédaction de récits sur la fin du gouvernement Letta (2013–2014) en Italie pour Tifiamo Asteroide. Le thème de l’eau est proposé pour Tifiamo 4, en 2014, et celui de la lutte autour du personnage de Scaramouche pour Tifiamo Scaramouche. On voit que de la sorte, le web ne favorise pas seulement les hits ou les best-sellers, mais promeut de la même façon des œuvres marginales, permettant aux niches de s’exprimer. Il élargit de cette manière la base du savoir et met en question le pouvoir des experts, rejoignant le principe que Chris Anderson, ex-rédacteur en chef de la revue Wired, appelle « la longue traîne »:
Internet est une place, un marché, une imprimante toujours allumée, un bureau de poste et une bibliothèque de Babel – affirme Wu Ming 2 (2010) – qui permet de dépasser les médiateurs du monde culturel, de garder une interaction permanente avec les lecteurs et de remixer les textes, non seulement de la part des consommateurs/lecteurs mais également de la part des auteurs. (2007, 288)
Le remixage des textes et la transmédialité sont en effet un autre aspect essentiel du travail de Wu Ming. Grâce à l’outil informatique, leurs textes peuvent adopter des systèmes sémiotiques de modalité hybride et être accompagnés d’autres supports. La musique, le son et les images s’invitent dans la continuité de l’histoire et ainsi, le récit glisse aux confins du « scriptible, un modèle productif, un présent perpétuel. » (Barthes 1970, 10) Le travail coopératif est un propulseur de nouveaux matériaux narratifs qui ne se limitent pas à la simple histoire, mais qui créent des univers labyrinthiques et envoûtants. Dans le site manituana.com, il est par exemple possible de voir et de naviguer dans les lieux où le roman Manituana (2007) se déroule, la musique et les images accompagnent le récit, qui se déploie dans d’autres récits et histoires parallèles (Prolegomeni et Diramazioni) en suggérant des parcours alternatifs et en élargissant les frontières de la narration. Wu Ming insère le roman dans un projet transmédial de « construction d’un monde » (Wu Ming 2011) où le texte est une permutation et une composition; il est un « texte pluriel » (Barthes 1970, 23), même et nouveau, qui instaure un dialogue entre les différentes unités de signification et crée des parcours qui privilégient une représentation spatiale du récit. Le time-travel-non-fiction de 54 sur Twitter nous renvoie encore à cette dimension. Wu Ming poste l’idée de faire un live tweet des événements de 1954 à cinquante-quatre ans d’intervalle (2014). Via le réseau social, le roman devient alors une chronique. S’ouvre un parallèle espace-temporel où il gagne une nouvelle vie sur d’autres plateformes. La trame est en relation et s’accompagne de liens, de vidéos, d’images d’époque comme les pages jaunies de vieux journaux libérées des archives. Wu Ming parle à ce propos de la ricorsività de l’écriture, en se référant à cette possibilité que les nouveaux médias offrent de modifier le récit, qui peut donc jouir de la créativité de multiples sensibilités et qui refonde la nature du texte pur qui devient alors interactif, multimédial et hypertextuel.
Il serait certes naïf de penser que le seul fait d’être connecté implique une liberté quelconque car une grande partie de la population utilise encore le net de manière passive et rentre dans le réseau comme dans un supermarché. Par ailleurs, s’il est vrai que définir l’Internet comme une technologie en soi démocratique est plutôt simpliste, il est nécessaire de ne pas tomber dans le piège d’une fétichisation technologique. Il semble néanmoins essentiel de reconnaître l’importance de certaines pratiques vertueuses auxquelles le Net a donné et donne une résonance indéniable. Les exemples que qui ont été exposés témoignent de cet impact positif que l’outil informatique a sur la diffusion du savoir et remettent en évidence la nature sociale du travail d’écriture et du travail intellectuel en général, ainsi que de la consommation des médias. Wu Ming et son ancêtre, le Luther Blissett Project, participent – avec toute une communauté qui a une pratique positive de l’outil informatique – à mettre en place un nouvel espace hétérogène et transfrontière qui, à son tour, redéfinit les pratiques culturelles et instaure une nouvelle économie d’échange et de partage, en déstabilisant les anciens paradigmes de fixité et de linéarité. Le Net risque effectivement de produire une conformisation et un nivellement du savoir vers le bas, une « wikiculture » (Pispisia 2008) facile et inutile qui nous immobilise, mais il ne faut pas négliger le fait qu’il ouvre aussi les portes à la formation d’une foule intelligente, comme le rappelle Howard Rheingold, une foule « constituée de personnes capables d’agir en concert sans se connaître. Les personnes qui composent une foule intelligente disposent de moyens de coopération qui n’existaient pas auparavant, en particulier dans le domaine de la communication et de l’informatique… Les groupes qui s’en serviront acquerront de nouvelles formes de pouvoir social. » Jenkins 2013, 298) Le processus d’émergence du genre humain n’est donc pas encore terminé, le rappelle Pierre Lévy; l’hominisation semble même s’accélérer, le grand changement – à différence des mutations anthropologiques précédentes – est que la technologie offre la possibilité de penser collectivement, d’avoir un poids et un rôle actif.
Notes
- Nous faisons référence ici à la loi contre le terrorisme du 13 novembre 2014. Proposée par le Ministre de l’intérieur français Bernard Cazeneuve, celle-ci permet la perquisition des « clouds » par les enquêteurs, qui pourront également intercepter les discussions sur les logiciels d’appels téléphoniques sur l’Internet. Nous renvoyons à ce sujet au site du Sénat: http://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl13-807.htlm. Consulté le 31/05/2015. [^]
- Le Luther Blissett Project naît comme un projet quinquennal (1994–1999). Après les cinq années de vie, plusieurs membres du collectif, les « vétérans », décident de terminer leur activité. Ils accomplissent un « seppuku », le suicide rituel dans la tradition japonaise, pour éviter de s’enfermer dans une logique identitaire et territoriale. Ce suicide n’est guère un choix nihiliste, il est plutôt le point de départ pour d’autres expériences et naissances, parmi lesquelles celle de Wu Ming. Cet acte suicide, de plus, n’entraîne pas la disparition du nom Luther Blissett, qui est encore utilisé dans le monde culturel et dans le Net. http://www.lutherblissett.net/archive/452_it.html. Consulté le 20/06/2015. [^]
- EDT est un collectif de cyberactivistes et artistes qui développe la théorie et la pratique de l’Electronic Civil Disobedience (ECD). Nous renvoyons à ce sujet au site du collectif: http://www.thing.net/~rdom/ecd/EDTECD.html et au site http://www.digicult.it/it/digimag/issue-062/no-borders-struggles-the-electronic-disturbance-theatre-2-0/, qui offrent une panoramique des actions du groupe. Consulté le 12/05/2015. [^]
- Le netstrike est une forme de protestation collective mise en place à travers l’Internet. Le premier netstrike a été lancé en Italie en 1995 par Strano Network. (Lorusso 2011, 35). [^]
- Un Bulletin Board System, babillard ou panneau d’affichage électronique, peut être considéré comme l’ancêtre des actuels forums sur l’Internet. Il s’agit d’un serveur, équipé d’un logiciel qui permet les échanges de messages ou de fichiers. [^]
- L’European Counter Network est un réseau télématique né à la fin des années 1980. Au sein du mouvement Hacker européen, le groupe danois TvSTOP a proposé la création d’un network dont le but était de mettre en communication les militants européens et de partager des fichiers, des messages et du matériel alternatif. À ce sujet nous renvoyons à : http://www.hackerart.org/storia/hacktivism/3_4_2.htm. Consulté le 31/05/2015. [^]
- Un des plus importants canulars mis en circulation par le Luther Blissett Project a été sans doute l’invention d’un rite satanique. Des messes noires ainsi qu’un viol en réunion se seraient ainsi déroulés dans les bois de Viterbe, dans la région du Latium. Blissett envoie de faux communiqués aux rédactions des journaux locaux qui ne les vérifient pas. L’affaire circule et la presse et la télévision nationales s’en emparent. La supercherie prend des proportions démesurées; la chaîne Italia 1 en arrive même à transmettre les images du prétendu viol avant que Luther Blissett ne dévoile la tromperie. À ce sujet, nous renvoyons à Lasciate che i bimbi. Pedofilia: un pretesto per la caccia alle streghe de Luther Blissett. (1997, 175). [^]
- Cette expression est empruntée à l’écrivain et militant politique Paco Ignacio Taibo II. Wu Ming l’utilise à plusieurs reprises et dans plusieurs écrits. Nous renvoyons à ce sujet à Jenkins, Henry, « Di come «Colpo secco» ispirò una rivoluzione culturale. Intervista alla Wu Ming Foundation », in carmillaonline.com/2006/10/10/di-come-colpo-secco-ispir-una-rivoluzione-culturale-intervista-alla-wu-ming-foundation-prima-parte/. Consulté le 16/02/2015. [^]
- Voir la page face-book de l’autrice: https://www.facebook.com/loredana.lipperini. Consulté le 16/02/2015. [^]
Déclaration de conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent l’absence d’un conflit d’intérêts.
Références
Allard, Laurence. 2007. “Émergences des cultures expressives, d’Internet au mobile.” Mediamorphose 21: 19.
Amici, Marco. 2006. “La narrazione come mitopoiesi secondo Wu Ming.” Bollettino italianistica 1. Wuming Foundation. Version modifiée en 2006. (Notre traduction.) Consulté le 23 octobre 2018. http://www.wumingfoundation.com/italiano/Saggio_Amici_su_Wu_Ming.pdf.
Anderson, Chris. 2007. La Longue Traîne. La nouvelle économie est là! Montreuil: Pearson.
Barthes, Roland. 1970. S/Z. Paris: Seuil.
Borges, Jorge Luis. 1965. Fictions. Paris: Gallimard.
Cardon, Dominique. 2010. La démocratie Internet. Promesses et limites. Paris: Seuil.
Carr, Nicholas. 2011. Internet rend-il bête? Paris: Robert Laffont.
Castelli, Luca. 2010. “I Wu Ming e la seconda vita di Giap!” La Stampa. Version modifiée le 14 avril. Consulté le 23 octobre 2018. http://www.lastampa.it/2010/04/14/tecnologia/i-wu-ming-e-la-seconda-vita-di-giap-bIfQW13HuDVOHyRiM3WWmL/pagina.html.
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