Relation, lien ou le caractère singulier du virtuel
Une telle recherche s’inscrit dans le sillage de nos analyses du virtuel et de sa déconstruction à travers des pratiques diverses, et notamment les pratiques artistes – pour saisir ce qu’il recouvre et ce qu’il autorise d’inédit; une déconstruction, ou une mise à distance critique, qui conduit à définir le virtuel comme une notion-valise. La notion-valise indique que de multiples significations sont associées au virtuel: les unes relevant de la technique et, en particulier, de l’informatique, d’autres du domaine de l’intelligible en accordant au virtuel le statut d’un concept, d’autres enfin ressortissent à l’imaginaire, technophile ou technophobe (un numéro de la revue MEI [Rodionoff 2013] est entièrement consacré à cette notion-valise qui caractérise le virtuel technologique). Parallèlement à cette déconstruction, c’est également à une épistémologie du virtuel, dans la tradition de l’école épistémologique française, que nous consacrons une partie de nos travaux afin de mettre à l’épreuve cette notion-valise.
Le virtuel qui est ici questionné renvoie à la cybernétique et non pas au virtuel philosophique dont l’histoire est chargée. Nonobstant ces précisions, par commodité et pour ne pas alourdir le propos, au virtuel on n’ajoutera pas toujours cybernétique ou technologique; un virtuel que nous différencions du numérique (simple codage de données) avec lequel on le confond souvent; un virtuel, donc, qui appelle la modélisation et la programmation informatique. Techniquement en effet, le virtuel se rapporte à la cybernétique, laquelle autorise l’expérimentation proprement virtuelle d’un modèle mathématique de n’importe quel système ou objet et non pas du système ou de l’objet lui-même. En d’autres termes, système ou objet doivent être observés avant d’être théorisés ou modélisés du point de vue mathématique, puis programmés. Si l’on prend l’exemple de la chute d’un corps, celle-ci a été théorisée ou modélisée par une équation différentielle qui permet de situer l’état d’un objet dans le vide à tout instant, et selon deux grandeurs (g = dV/dt). Programmer ce modèle mathématique, c’est-à-dire cette équation, c’est effectuer un grand nombre de mesures qui vérifient ou valident le modèle (l’équation) ou, au contraire, l’invalident. Ce qu’on expérimente ainsi, c’est le modèle, et non l’objet lui-même. Le virtuel n’est donc pas une représentation de l’objet, mais il renvoie plutôt à sa modélisation, à la programmation informatique de celle-ci et enfin aux algorithmes nécessaires à la « marche » du programme, c’est-à-dire à la série des opérations d’un programme. Calculs et série d’opérations logiques, voilà ce que recouvre le virtuel, ou pour le dire autrement et plus simplement, le virtuel est un système d’échanges de données sous forme numérique, des échanges en somme réglés via un modèle et un programme.
Image-relation
À l’origine de cette recherche à propos de l’usage de la modélisation dans le domaine des SHS, l’importance des pratiques artistes, lesquelles nous ont conduite à comprendre ce que recouvre le virtuel cybernétique et surtout, ce qu’il autorise. En effet, ce qu’explorent les artistes en expérimentant la cybernétique, ce sont les échanges, échanges virtuels auxquels ils donnent une forme sensible, c’est-à-dire une forme accessible aux sens. Ils montrent notamment que principalement le virtuel ressortit à des échanges de données, des échanges virtuels qui, bien qu’invisibles, sont des conditions du visible. Ainsi, et à titre d’exemple, l’arbre artificiel de N. Jeremijenko qui, sur un écran d’ordinateur, croît en fonction du taux de CO2 contenu dans l’air. Une telle image en mouvement (Image 1), si elle rend visible ce qui ne l’est pas, le CO2, est issue de la mesure du CO2, des données qui, une fois captées puis traitées, prennent la forme d’un arbre; une image-relation et non une image–représentation, parce qu’elle exprime ou relie le virtuel (un système d’échanges de données réglés par un programme) à la réalité sensible.
Une telle précision importe pour évaluer et pour penser la modélisation et ses usages dans les domaines couverts par les SHS (Sciences Humaines et Sociales), parce que ce que ces pratiques artistes théorisent, c’est le lien; un lien qui est le caractère singulier du virtuel. Cela signifie, en d’autres termes, que le virtuel permet principalement de faire lien.
Virtuel technologique et Sciences Humaines et Sociales
Pour revenir au motif de cet intérêt pour la modélisation en SHS, il y a un étonnement d’abord face à l’engouement que suscitent les Humanités numériques, ensuite face à la juxtaposition de ces deux termes. Beaucoup de colloques y sont consacrés, alors que des ouvrages et des thématiques de recherches dans les appels à propositions de recherche fleurissent. Cet engouement mérite qu’on s’y intéresse pour comprendre ce qu’il signifie. Quelles réalités les humanités numériques recouvrent-elles alors? Et à quelles pratiques de recherche se rapportent-elles? Telles ont été les interrogations initiales.
Quant à la juxtaposition des deux termes « humanités » et « numérique », elle laisse au premier abord songeur. Comment envisager sérieusement que les SHS ont quelque chose à voir avec la modélisation? Comment songer, en d’autres termes, que la logique binaire propre à la modélisation ait quelque chose de commun avec les modes de raisonnement familiers des chercheurs en SHS traversés par des « et » plutôt que par des « ou exclusifs », pour comprendre des réalités sociales, des phénomènes culturels, des questions qui concernent la philosophie… et que cette logique binaire puisse s’imposer ou entrer dans les pratiques de recherche?
Un premier défrichage montre qu’un certain nombre de disciplines de SHS se réclament des humanités numériques tout en envisageant différemment leur rapport au numérique. Ce rapport est parfois très instrumental quand le numérique est utilisé comme outil pour diffuser et reproduire des documents – c’est le cas de l’anthropologie, à entendre les questionnements de certains anthropologues. Mais dans d’autres cas, le rapport est plus serré quand le numérique entre dans les pratiques de recherche, comme c’est le cas avec les SIG (ou Système d’information géographique). Techniquement, le SIG est un système qui permet de référencer des points d’intérêts ou encore des données de différentes sortes et de les référencer au niveau spatial. Il s’agit donc d’un système qui autorise la spatialisation d’une donnée, si celle-ci est située topographiquement, sans pour autant que cette donnée ne soit de nature spatiale: il en est ainsi par exemple, d’une date de naissance, ou du montant d’un impôt. Une spatialisation des données nécessite de transformer ces dernières, de les traiter pour que le système les reconnaisse et enfin de les lier à un objet géométrique puis à un objet géographique. Un tel système autorise également le géo-référencement des pixels d’un plan sur support papier, une fois celui-ci numérisé. Les SIG supposent par conséquent un travail de modélisation pour mettre en lien des données de nature très différente et qui ont via le géo-référencement l’espace pour point commun.
Depuis le développement de la micro-informatique, de tels systèmes, les SIG, sont abondamment utilisés, essentiellement par les collectivités territoriales pour la gestion du territoire; et s’ils sont « naturellement » exploités par les géographes, et les archéologues – les historiens s’y intéressent tardivement, à partir des années 2000. Tel est le constat de L. Costa (2009) qui dresse un état des lieux de leur utilisation, diverses et variées, dans sa thèse.
L’intégration ou l’utilisation des SIG restent toutefois mineures chez les historiens comparativement à d’autres disciplines, comme la géographie ou l’archéologie. Comme le souligne L. Costa (2009), les pratiques des SIG, comme d’autres pratiques des technologies de l’information et de la communication, supposent pour se développer une organisation tout aussi importante, voire plus, que la fonctionnalité et l’intérêt scientifique proprement dit de ces techniques, les SIG. Il existe donc de multiples pratiques des SIG et non pas une seule, selon les secteurs, selon les disciplines Sciences humaines et Sciences sociales, et dans une même discipline, selon les projets de recherche. C’est ce qu’on peut observer à partir des deux cas que nous avons choisis d’analyser.
Mettre le focus sur les SIG, et notamment sur les SIG tels que les historiens les utilisaient, pour savoir si la modélisation de données et leur spatialisation obligeaient ces derniers à questionner leur méthode, leurs concepts et des notions ou des faits jusque-là considérés comme acquis, tel a été le terrain de recherche privilégié. Ce choix s’est imposé au fil des repérages. Deux recherches historiques sont apparues alors exemplaires: la première sur la spatialisation de la Shoah; la seconde sur la spatialisation de données historiques de Paris pendant le Moyen Âge. Assez rapidement, ces deux recherches ont semblé sensiblement différentes, dans leur rapport au SIG, d’où l’intérêt de les étudier.
Une « carte-relation »: la « carte » interactive de la déportation des juifs de Paris
Intitulée « Trajectoires et territoires de la déportation des juifs de France » (UMR 5190 CNRS ENS LYON, 2014), la première recherche explore les voies ouvertes par les SIG avec pour finalité l’analyse spatiale de la déportation des juifs de France. Soulignant que l’approche spatiale de la Shoah a été jusqu’à présent assez peu privilégiée, les historiens remarquent que, l’utilisation d’un SIG, outre que celui-ci rompt avec la carte statique, permet également une connaissance plus fine et plus complexe de cet événement d’une dimension exceptionnelle (Klarsfeld 2014). Entre autres « cartes » produites par l’équipe via le SIG, la carte de la déportation des enfants juifs de Paris. Une « carte » obtenue par la mise en lien de données topographiques et urbanistiques avec un ensemble de données considérables rassemblées par Serge Klarsfeld (président de l’association FFDJF) sur la déportation des enfants juifs; une mise en lien possible via le géocodage; une « carte » enfin accessible sur internet et que quiconque y ayant accès peut interroger, voire alimenter quoiqu’indirectement. Fondée sur la conception d’un système d’information géographique, elle prend en « considération la chronologie, les changements d’échelle, le passage de l’individuel au collectif et une pluralité de données sociohistoriques [dont notamment] les états civils complets et les adresses, au moment de leur arrestation, de la quasi-totalité des [enfants] juifs de Paris » qui ont été déportés (Klarsfeld 2014). La spatialisation de la déportation montre alors qu’un quart des enfants arrêtés dans la capitale habitaient des îlots insalubres (Images 2, 3, 4, 5, 6).
Cette « carte », qu’on peut définir comme une carte-relation parce que ce qu’elle figure dépend ou reste conditionné par une mise en relation de données, en rendant visible une telle réalité ou un tel fait historique, n’oblige-t-elle pas les historiens à énoncer des hypothèses et à mettre celles-ci à l’épreuve? Et, si elle modifie le regard, ne contribue-t-elle pas à la connaissance historique? Comment le géocodage et plus généralement les SIG contribuent-ils à cette connaissance? La renouvellent-ils? Comment? Voilà en quels termes se posaient les questions après un premier regard sur les pratiques des historiens mobilisant les SIG.
Une AnaLyse diachronique de l’espace PArisien: approche GEomatique, ALPAGE
La seconde recherche que nous développerons plus longuement est celle d’ALPAGE (ou AnaLyse diachronique de l’espace PArisien: approche GEomatique), encore nommé « Paris de Parcelles en Pixels »2. Réalisé dans une perspective historique, entre autres sur le Paris ancien avant les grands travaux d’Hausmann, ALPAGE éveille également la curiosité, notamment, pour les questions que posent les SIG ou peut-être ne posent pas à l’historien (Image 7).
À la différence de la « carte » interactive de la déportation des enfants juifs de Paris, il s’agit d’un travail de recherche interdisciplinaire qui rassemble des historiens, des archéologues, des géographes, des informaticiens, des géomaticiens sans que les uns instrumentalisent les autres, aux dires des chercheurs (Noizet, Bove et Costa 2013, 16). Il s’agit ensuite d’une « application » conçue comme un outil de recherche destiné aux historiens, y compris pour des recherches à venir. Autrement dit, en tant que tel, il s’éloigne de la « carte » interactive qui visualise, voire synthétise un résultat. Avec la spatialisation de la Shoah, l’analyse est située dans l’espace et dans le temps tandis qu’ALPAGE autorise des analyses synchroniques et diachroniques de l’espace urbain parisien.
S’il s’agit, avec ALPAGE, de visualiser des données dans l’espace, et d’un grand nombre ou d’une grande masse de données – une opération impossible sans le SIG –, s’il s’agit, donc, de profiter des vertus heuristiques de la spatialisation de données, le SIG dans le cas d’ALPAGE est également une aide à la réflexion, c’est-à-dire, selon les termes de l’historienne H. Noizet, une manière d’organiser la réflexion.3
« Paris de Parcelles en Pixels », dont les résultats sont accessibles en ligne, se présente notamment sous la forme de « cartes » interactives. Il s’agissait pour l’équipe de chercheurs, et notamment pour les historiens, de reconstituer le parcellaire ancien de Paris, à partir des plans Vasserot (Images 8 et 9) mais aussi à l’aide d’autres documents.4 Le projet consistait, entre autres choses, à examiner la morphologie urbaine héritée de la pratique sociale pré-industrielle, les usages sociaux de l’espace au Moyen Âge, les territoires de la ville (réseau viaire, paroisses, censives), à partir de l’exploitation de données spatiales du parcellaire. Parmi leurs hypothèses, on trouvait celle notamment d’une continuité forte ou d’une inertie de la morphologie urbaine.
Le document de départ est le cadastre par îlots établi, entre 1810 et 1836, par Philibert Vasserot et ses aides. Il s’agit de 910 plans exécutés par relevés sur le terrain à une échelle généralement du 1: 200. À partir de ce matériau, [l’équipe a] fabriqué un référentiel parcellaire et viaire du début du XIXe siècle, [et a] marqué les héritages des époques médiévale et moderne. Ce référentiel prend deux formes différentes et complémentaires: un plan, sous forme “image” couvrant toute la zone et constituant un “continuum géographique” et des couches de type vecteur, représentant les voies, les îlots, les parcelles, et le bâti du début du XIXe siècle. (Noizet et Grosso 2012, 2)
À partir de ce référentiel sont créées des couches (d’informations ou de données) historiques spatialisées « sur la topographie médiévale [par exemple, avec une couche comprenant] le réseau viaire, les enceintes, les hôtels aristocratiques – [ou] sur les espaces socio-politiques de [certaines] périodes [médiévale et moderne] marquées par le fait seigneurial (paroisse en 1300, censives au XVIIIe s) » (Noizet et Grosso 2012, 2). Ce référentiel permet ensuite de créer des informations historiques.
Le potentiel proprement cartographique des SIG tient à la facilité et à la rapidité de réalisation de séries de cartes, à partir des mêmes données, écrivent les auteurs, laquelle réalisation « permet de tester réellement des hypothèses spatiales, que l’on n’aurait pas risquées auparavant [reconnaissent-ils] non par défaut d’inventivité, mais à cause du coût trop important (en temps ou en argent) pour la fabrication d’une carte unique, y compris en DAO » (Noizet et Grosso 2012, 7).5
Tel qu’il est utilisé par les historiens dans ALPAGE, le SIG ne vise donc pas à étudier l’espace mais bien plutôt à se servir de l’espace comme point commun ou point de référence à beaucoup d’autres données – afin de mieux connaître, par exemple, l’histoire sociale du Paris médiéval: soit sa densité, ou la répartition des métiers dans la ville, ou encore l’administration de la justice, etc. C’est une connaissance consécutive de la mise en relation de grandes masses de données, très diverses, qui sont géolocalisées; le SIG, via la puissance de calcul des ordinateurs, permet de lier des couches de données thématiques différentes, puis de les géo-référencer, c’est-à-dire de les rapporter à des points du territoire.
Les SIG des machines à questions
Plus concrètement et simplement, un SIG calcule en particulier des surfaces ou des périmètres; il permet aussi de réaliser des découpages dans une carte et surtout de superposer des cartes très différentes, soit parce qu’elles correspondent à des époques différentes, soit parce qu’elles ont des échelles variées, soit encore parce qu’elles se rapportent à diverses représentations d’un même territoire.6
La léproserie du Clos Saint-Lazare, un puzzle à interpréter
Tel est le cas de l’étude de la léproserie du Clos Saint-Lazare conduite par B. Bove (sous presse), et bien après le terme de la recherche « Paris: de parcelles en pixels ».7 L’historien utilise alors le SIG, mis au point à cette occasion, pour découper un morceau de la carte, celui où se situe le clos Saint Lazare (Images 10 et 11); il superpose ensuite à ce morceau d’autres fonds de carte du Clos (Image 12). Sur la carte des reliefs, il remarque que le Clos Saint-Lazare s’arrête à la limite de la falaise (Image 13). Sur une autre carte, le côté du clos bordé par la falaise est limité par une voie qui coïncide au millimètre près avec cette dernière; un des autres côtés du Clos est bordé par la voie Saint-Denis et se trouve à proximité d’une autre voie, la voie Saint-Martin, qui est l’une des deux « autoroutes » de l’époque. Autrement dit, ici, l’emboitement et la coïncidence au millimètre près de données très différentes alertent le chercheur et l’interrogent. Des données issues de supports différents, d’âges différents, de nature différente – données archéologiques, données relatives à la pluviométrie, données sur le relief, toutes ces données intégrées dans un SIG, ou encore spatialisées, c’est-à-dire encore géo-référencées – s’emboîtent parfaitement. C’est comme un puzzle, dit encore B. Bove (entretien, février 2015), qu’il s’agit dès lors d’interpréter.
Le SIG, en identifiant de telles corrélations très rapidement, conduit ainsi l’historien à questionner celles-ci. Est-ce un hasard? Pourquoi de telles coïncidences? Que ces corrélations signifient-elles du point de vue social, religieux, politique?
L’une des premières questions que se pose l’historien est celle de localisation de la léproserie, afin d’en comprendre les motifs. Le clos Saint-Lazare, comme toute léproserie, est situé en périphérie de la ville, en dehors de l’enceinte Ph. Auguste. Mais s’agit-il bien de la périphérie si la léproserie est localisée le long d’une des artères les plus fréquentées du Paris médiéval? Et que la périphérie signifie-t-elle à l’époque? Que dit une telle localisation des rapports sociaux, du religieux, du politique? Qu’est-ce que la situation du Clos Saint-Lazare, en d’autres termes, apprend sur l’histoire sociale et politique de cette période? Ainsi, l’agencement des données et leur superposition, qu’autorise le SIG, conduisent le médiéviste à questionner son matériau et à énoncer des hypothèses.
Une bombe épistémologique: la densité de la population du Paris médiéval
Le second cas est celui du rôle de la taille (c’est-à-dire la relève de l’impôt) et de son exploration via ALPAGE; en d’autres termes, la donnée fiscale est ici spatialisée; c’est une opération qui nécessite la collaboration des informaticiens pour créer un outil logiciel de géocodage des contribuables. Une telle spatialisation ouvre alors à des analyses sociales, par exemple, et à des résultats inédits. Il s’agit d’un cas d’étude exemplaire, parce qu’il est, aux dires des historiens, une véritable bombe épistémologique. En effet, avec le SIG, tel qu’il a été mis en œuvre pour ALPAGE, un débat ou une controverse concernant le nombre d’habitants du Paris médiéval, avant la guerre de cent ans, se voient tout à coup tranchés. Un chartiste du XIXe siècle l’avait évalué à 285 000, chiffre jugé beaucoup trop élevé entre autres par ses contemporains.
Plutôt que de compter le nombre d’habitants, et exploitant les fonctionnalités du SIG ALPAGE, l’historienne C. Bourlet, membre de l’équipe, a eu l’idée de calculer des surfaces, pour ensuite évaluer des densités (Bourlet et Layec 2013, 223–245).
Les surfaces habitées ainsi calculées avec une grande précision couvrent 184 hectares, alors qu’auparavant elles avaient été évaluées à partir de surfaces plus importantes, soit 273 ou 253 hectares, selon les historiens (Image 14). Elle a ensuite entrepris de géo-référencer la relève de l’impôt. Un géo-référencement possible parce que chaque contribuable était localisé spatialement, de même que le montant de son impôt (Images 15 et 16).8 Spatialiser de telles données revient dès lors à lier contributions (impôts) et voirie. En conséquence, il est loisible ensuite et assez rapidement de visualiser la répartition spatiale des métiers et le niveau de fortune à l’échelle du Paris Médiéval et de les analyser.
Une fois la taille spatialisée, il est alors aisé de calculer d’abord la densité des contribuables parisiens. Les contribuables sont des bourgeois dont les historiens savent, via leurs sources et leurs travaux, en particulier B. Bove, qu’ils correspondent à 25% de la population parisienne.
La densité des contribuables, obtenue par le géo-référencement de la taille et la mesure exacte de la superficie parisienne, équivaut alors parfois à 47 feux à l’hectare. En multipliant 47 par 4 (pour ajouter les clercs, les nobles et les pauvres), C. Bourlet évalue la densité à 188 feux à l’hectare. Sachant que pour chaque feu, le nombre de personnes est évalué environ à 3.5, la densité est estimée dans certaines zones à 658 habitants à l’hectare. Une telle densité calculée par l’historienne C. Bourlet permet en conséquence de mesurer les rapports entre espace, activités urbaines et fortune.
Pour résumer, le nombre de feux varie donc de 1 à 188; par approximations successives, la densité se situe alors entre 600 à 800 habitants à l’hectare (Image 17). Telle est la bombe épistémologique, notamment selon B. Bove. Ce n’est pas seulement le degré de précision et la méthode pour y parvenir qui est également considéré comme révolutionnaire: c’est également la très forte densité de la cité médiévale établie par l’historienne. Une telle densité (188 feux) correspond à 600 à 800 habitants à l’hectare, contre 200 à 400 actuellement (Insee 2009). Ce fait contredit en effet les représentations de la ville médiévale qui, en termes de densité, ne pouvait se situer au même niveau que la ville actuelle. Le SIG autorise également l’appréciation des densités par zone. Et C. Bourlet constate alors l’extrême densité du cœur de Paris; à partir des trois quêtes parmi les plus peuplées,9 elle estime la densité à 1300 habitants/hectare, au lieu d’environ 400 actuellement pour les arrondissements parisiens les plus denses (Insee 2009) (Image 18).
Ainsi, et pour conclure provisoirement, l’univers du calcul, de la logique binaire et de la mise en relation d’une grande masse de données conduit à des analyses qualitatives, c’est-à-dire à apprécier autrement ou à écrire autrement l’histoire sociale, l’histoire politique ou l’histoire religieuse, mais à la condition de disposer du savoir historique nécessaire pour d’abord agencer les matériaux, pour ensuite remarquer des corrélations, des coïncidences, puis les interpréter, notamment, en mobilisant d’autres sources et savoirs historiques.
La mise en relation de données spatialisées ou géo-localisées s’exprime visuellement sous la forme de « cartes » interactives, c’est-à-dire de cartes-relation. Cette visualisation conduit incontestablement à renouveler la connaissance, en obligeant l’historien à se poser des questions autrement et à y répondre par un cheminement qui ne lui est pas toujours familier. C’est là l’un de nos premiers constats.
Cette visualisation est assez fascinante parce qu’elle apparaît en temps réel sur les écrans, mais elle suppose néanmoins un très long travail de traitement de la donnée pour que le SIG les reconnaisse, pour ensuite les lier aux autres données. Ces opérations supposent au préalable de collecter des sources – travail classique de l’historien –, d’authentifier ces sources et de les analyser par une double critique, interne et externe.
Relier ensuite ces sources à des objets historiques et géographiques est une seconde phase qui est beaucoup moins familière à l’historien. Les SIG et les « cartes » qui visualisent les mises en lien supposent encore un projet de recherche, c’est-à-dire que l’historien ait déjà énoncé des hypothèses, des questionnements sans quoi le SIG comme outil de recherche n’a guère de pertinence et peu de vertus heuristiques. Sans l’idée d’explorer le calcul des surfaces, sans celle de spatialiser les contributions fiscales, aucun calcul de la densité des contribuables n’est possible, aucun calcul de la densité de la population parisienne, pour l’année 1300, ne l’est ensuite. Enfin, l’évaluation de la localisation des activités, selon le niveau de fortune, etc., n’est pas davantage envisageable.
La densité des contribuables qui suppose leur géo-référencement (une opération longue) permet ainsi de poser à nouveau d’anciennes questions mais aussi des nouvelles questions comme par exemple celle des relations entre morphologie urbaine et structures sociales, souligne C. Bourlet (Bourlet et Layec 2013, 242). Celle-ci constate ainsi une « production de nouveaux discours théoriques […] difficilement envisageables [avant], compte tenu de la masse documentaire » (Bourlet et Layec 2013, 243) que les SIG rassemblent et traitent; une masse de données ensuite analysables et interprétables par l’historien.
B. Bove, de son côté, compare métaphoriquement l’historien d’aujourd’hui à Christophe Colomb découvrant des terra incognita – face à l’étendue et au nombre de données et de masses documentaires à laquelle ouvre le SIG – indiquant par là que des continents de savoirs restent à exploiter (entretien, février 2015). Certes la métaphore est audacieuse pour manifester un certain européen-centrisme, mais elle exprime l’ampleur du défrichage pour le chercheur et les gains à venir au plan de la connaissance historique.
In fine, ces SIG qui rassemblent des grandes masses de données et les articulent au territoire produisent sinon un savoir, du moins de l’information à interpréter. Ce ne sont ni des cartes qui synthétisent un résultat et qui sont des représentations d’un territoire, ni des bases de données, ni des logiciels au sens courant du terme. Ce sont en réalité des machines à questions: d’abord, parce que la constitution d’un SIG, c’est-à-dire la spatialisation des bases de données, via l’entrée et le traitement de la donnée, suppose que des questions aient été préalablement énoncées, c’est-à-dire suppose un projet scientifique; ensuite parce que le SIG en organisant la réflexion incite ou suggère des questions nouvelles ou conduit le chercheur à poser des questions anciennes, mais autrement… Enfin, à écouter les historiens parler de leurs manières de faire, c’est la force du jeu à travers des mots comme un puzzle…, par exemple, ou encore paradoxalement l’inattendu comme dans un jeu où rien n’est prévu d’avance……qui « fascinent » et étonnent et rappellent que le surprenant, l’imprévu jalonnent les voies de la connaissance.
Notes
- Intitulée « Épistémologie des modélisations en Sciences Humaines », cette recherche est financée par UPL (Universités Paris Lumières) depuis 2014, sous la direction de Rodionoff A. (Université Paris VIII), et Delage Ch., (IHTP CNRS – Université Paris VIII). Elle rassemble des philosophes, des sociologues, des historiens et des archéologues. [^]
- Le projet de recherche ALPAGE (http://alpage.tge-adonis.fr/) a été financé par l’ANR (Agence Nationale pour la Recherche) de 2006 à 2010. Cette recherche visait la mise en place d’un SIG historique pour la ville de Paris dans son extension d’avant 1860 (limite des Fermiers Généraux), c’est-à-dire avant les travaux d’Haussmann (Noizet et Grosso 2012, 2). Le projet a été dirigé par le LAMOP (Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris: UMR 8589 CNRS – Université Paris I) et réunit trois autres laboratoires ARSCAN (Archéologie et sciences de l’Antiquité: UMR 7041 CNRS – Université Paris X), LIENSS (Littoral, environnement et sociétés: UMR 6250 CNRS – Université de La Rochelle) et L3I (Informatique, image et interaction: EA 2118 – Université de La Rochelle). [^]
- Noizet, Hélène. “Méthodologie des SIG appliqués à l’histoire urbaine.” revue “Le Médiéviste et l’ordinateur. Histoire médiévale, informatique et nouvelles technologies” – Les Systèmes d’information géographique. N°4 (2006). Depuis 1989, Le médiéviste et l’ordinateur, archives en ligne. IRHT (CNRS). http://lemo.irht.cnrs.fr/44/histoire-urbaine.htm, p. 10. Consultation février 2015. [^]
- Accessible à tous sur une plateforme de webmapping, ce SIG historique est également, et en conséquence, un outil de recherche destiné aux historiens; il permet de conduire des analyses spatiales synchroniques et diachroniques en autorisant les historiens à spatialiser leurs données. [^]
- Les auteurs soulignent enfin que « la création de ce SIG, en constituant une banque de données géographiques solides et référencées, visait aussi à susciter une nouvelle dynamique de recherche universitaire, en proposant des sujets réalisables dans le cadre, temporellement restreint, de masters ou de doctorats, ce qui n’était pas le cas jusque-là étant donné le temps nécessaire pour refaire chaque fond de carte » (7). [^]
- Une telle possibilité a été réalisable grâce au développement de la vectorisation dynamique par les informaticiens, au cours du projet ALPAGE. La vectorisation dynamique correspond à la transformation d’une image définie seulement avec des pixels en une image définie avec des vecteurs; dans ce cas, l’image obtenue possède la propriété d’être invariante quelle que soit l’échelle. [^]
- Dans cet article, l’historien cherche à comprendre notamment comment la parcelle – qui correspond au terrain de la léproserie d’origine médiévale – s’est formée et pourquoi son empreinte s’est si durablement inscrite sur le sol parisien. [^]
- Le « registre » des contribuables (ou le rôle pour parler comme les médiévistes) était constitué chaque année et selon une même méthode qui consistait à relever les contributions en fonction d’un itinéraire. Cet itinéraire figurait ensuite dans l’introduction de chaque registre. [^]
- (la relève de l’impôt s’organise selon un découpage de la ville en circonscriptions fiscales, elles-mêmes basées sur les paroisses, une quête correspondant à une partie de la paroisse lorsque cette dernière est trop vaste). [^]
Déclaration de conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent l’absence d’un conflit d’intérêts.
Références
Bourlet, Caroline, et Alain Layec. 2013. “Densités de populations et socio- topographie: La géolocalisation du rôle de la taille de 1300.” Dans Paris: De parcelles en pixels. Analyse géomatique de l’espace parisien médiéval et moderne, rédigé par Hélène Noizet, Boris Bove et Laurent Costa, 215–37. Paris: Presses Universitaires de Vincennes.
Bove, Boris. “La genèse du Clos Saint-Lazare.” Document de travail fourni par l’auteur.
Costa, Laurent. 2009. “Impact des approches géomatiques dans les organisations de l’archéologie.” PhD diss., Université Paris-X (Nanterre).
LARHA (Centre de recherche historique Rhône-Alpes : UMR 5190 CNRS – ENS Lyon, Serge Klarsfeld). 2014. “Trajectoires et territoires de la déportation des juifs de France”
Noizet, Hélène. 2006. “Méthodologie des SIG appliqués à l’histoire urbaine.” Le Médiéviste et l’ordinateur, 4. Consulté le 28 février 2015. http://lemo.irht.cnrs.fr/44/histoire-urbaine.htm.
Noizet, Hélène, Boris Bove, et Laurent Costa, éditeurs. 2013. Paris: de parcelles en pixels. Analyse géomatique de l’espace parisien médiéval et moderne. Paris: Presses Universitaires de Vincennes.
Noizet, Hélène, et Eric Grosso. 2012. “Mesurer la ville: Paris de l’actuel au Moyen Âge: Les apports du système d’information géographique d’ALPAGE.” Revue du comité français de cartographie, 211: 1–18. Consulté le 28 février 2015. https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00857701/document.
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