Introduction
Notre équipe de recherche a voulu prendre la mesure du phénomène de la médiation culturelle et numérique dans les arts de la scène et identifier les dispositifs auxquels recouraient diffuseurs et producteurs pour joindre les publics des compagnies et des diffuseurs de danse, de théâtre et de cirque au Québec. C’est donc la médiation comme pratique (Peyrin 2012 ; Lafortune 2015) et non comme champ de débats théoriques (Caune 2006 ; Bordeaux 2015 ; Péquignot 2015), qui est visée par cette recherche. Pour ce faire, nous nous sommes lancés dans une vaste étude, financée par le Conseil de recherche en sciences humaines, comportant un volet quantitatif et un volet qualitatif. Nous désirons rendre compte ici de ce second volet, plus précisément de la partie qui touche aux savoirs et aux savoir-faire sur lequel reposent tant d’actions de médiation culturelle et numérique dans ces organismes. Nous avons d’abord voulu en savoir plus sur la conception de la médiation culturelle prévalant chez les responsables des organismes que nous avons interviewés. D’ailleurs, la dimension éducative dans ces actions de médiation compte-t-elle pour ceux et celles qui les font ? Touche-t-elle davantage le savoir artistique, des savoir-faire relatifs à la discipline, des connaissances liées à un spectacle précis ou des compétences tierces ? Des tensions s’observent-elles entre démocratisation culturelle et expression artistique des publics ?
Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous essaierons de répondre dans le cadre de cet article où nous commencerons par présenter le contexte, le cadre théorique et les concepts clés qui nous ont guidé pour élaborer notre sondage et les plans d’entretiens dont nous nous sommes servis. La présentation des résultats de la recherche suit. Nous scruterons en premier lieu, dans les discours que nous avons analysés, la conception de la médiation culturelle et numérique qui sous-tend la pratique de certains producteurs et diffuseurs. Nous verrons en second lieu si ces organismes mettent plutôt l’accent sur les savoirs ou les savoir-faire. En troisième lieu, nous examinerons les compétences tierces qui sont sollicitées au cours des actions de médiation entreprises par la trentaine de compagnies de théâtre, de danse et de cirque qui ont participé à nos entretiens. Cet article se termine sur une discussion qui sera consacrée aux sources de la tension entre démocratie culturelle et démocratisation de la culture dans la pratique de la médiation au sein des arts de la scène. Il s’agira ensuite de cerner la conception de la citoyenneté à laquelle adhèrent les travailleurs de la culture dont nous avons analysé les discours et qui informe les actions de médiation qu’ils réalisent, tout en colorant la transmission de savoirs et de savoir-faire à laquelle ils s’adonnent.
Contexte
La part éducative de la médiation culturelle et tout particulièrement celle de la médiation culturelle numérique s’avèrent souvent ce qui justifie la présence des deux types d’actions aux yeux des pouvoirs publics. Au Québec, la Loi sur l’instruction publique reconnaît le droit de toute personne à l’éducation et les arts font partie des disciplines qui s’enseignent à l’école. Cette intention d’éduquer aux arts ou par les arts, se voit également dans les obligations qui sont faites aux organismes culturels financés par ministères et conseils des arts de développer la médiation culturelle ainsi qu’une stratégie numérique au sein de laquelle cette dernière est censée occuper une place de choix.
Bien des marques de cette volonté publique de contribuer à l’éducation des publics et d’y inclure les potentialités du numérique apparaissent dans les programmes fédéraux, provinciaux et municipaux. Par exemple, le Fonds Stratégie numérique du Conseil des arts du Canada (CAC) demande, dans son volet Accessibilité aux arts et engagement culturel des citoyens, de faciliter « l’accès, l’engagement et la participation du public envers les arts par des moyens numériques » (CAC 2020, 1). Le Plan d’action 2019–2022 du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) recommande ainsi d’ « assurer la vitalité des arts vivants à l’ère numérique et [de] créer des rendez-vous avec les publics et les communautés » (CALQ 2019, 4), mais aussi de « [f]avoriser l’accès à des ressources spécialisées en développement et fidélisation des publics, médiation culturelle et promotion » (CALQ 2019, 10). Autre cas, le programme Médiations culturelles MTL de la métropole vise à soutenir « des projets qui provoquent des rencontres personnalisées entre artistes, œuvres et citoyens, dans un contexte d’échange et de transfert de savoir mutuel » ainsi que « les initiatives culturelles qui intègrent les technologies numériques » (Ville de Montréal 2019, 7).
Parallèlement à ces programmes, le Ministère de la culture et des communications du Québec a adopté un Plan culturel numérique (PCN) détaillé en 2014. Ce plan s’est prolongé au-delà des cinq années pour lesquelles il était prévu à l’origine, en débouchant notamment sur la création des agents de développement numérique (ADN) dont ont été dotés tant les structures régionales responsables de la culture que les regroupements de différents secteurs culturels. Au chapitre des arts de la scène, le théâtre par le biais du Conseil québécois du théâtre ainsi que la danse par le biais du Regroupement québécois de la danse ont hérité d’un ADN. De plus, pas moins de 14 mesures (2, 12, 23, 54, 55, 62, 63, 66, 100, 106, 107, 108 et 114) du PCN touchent les arts de la scène, sans oublier l’adoption par Québec d’un Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur en 2018 (MEES, 2018).
Cadre théorique
C’est dans ce contexte d’une volonté gouvernementale de faire une place accrue à la médiation culturelle et au numérique dans les arts, conjuguée à une multiplication des initiatives des organismes culturels en ce domaine, que notre équipe de recherche s’est lancée dans une vaste enquête relative à la pratique de la médiation culturelle et numérique dans les arts de la scène au Québec. Les concepts clés qui ont guidé l’équipe au cours de cette recherche ont été ceux de médiation culturelle et de dispositifs numériques. Nous avons ainsi adapté la définition de la médiation culturelle proposée par Aboudrar et Mairesse (2016) pour qu’elle convienne aux arts de la scène, soit la plus ouverte possible et tienne compte des postures possibles d’une diversité de répondants. La médiation culturelle a été définie comme toute action menée par un professionnel ou un créateur pour susciter un dialogue autour d’une proposition artistique ou culturelle, qu’elle s’adresse à un individu ou un groupe. L’action vise à développer la relation avec un spectacle, avec un art de la scène, avec un organisme culturel (ou un partenaire de celui-ci) ou des compétences tierces. Par dispositifs numériques, nous considérons à la suite de Larouche et al. qu’il s’agit de moyens au service de la médiation culturelle
[…] développés grâce aux capacités d’encodage informatique s’appuyant sur des réseaux, des équipements et des applications logicielles selon différentes configurations (site Internet, applications mobiles, réseaux sociaux, etc.) et différentes modalités médiatiques (vidéo, images, textes, audio, etc.). (Larouche et al. 2019)
Après quoi était apportée la précision suivante : « Les dispositifs numériques sont déployés dans différents lieux physiques ou virtuels et selon différentes temporalités (avant, pendant ou après la représentation) » (2019). À cette définition, nous ajoutons le fait qu’il existe nombre de dispositifs composites mêlant le présentiel et le numérique.
En terminant, il convient de clarifier les définitions de « savoir » et de « savoir-faire » sur lesquels nous nous baserons pour analyser les discours des représentants des arts de la scène avec qui nous nous sommes entretenus. Par savoir, nous entendons les connaissances déclaratives (savoir que…) par opposition au savoir-faire qui se rattache aux connaissances procédurales (savoir comment…), rejoignant ainsi la définition usuelle rappelée par Raynal et Rieunier (2010).
Méthodologie
Rappelons la méthodologie adoptée pour notre enquête. D’abord, cette enquête a été menée dans le cadre d’un partenariat entre une équipe de recherche composée de chercheurs de l’UQTR, de l’UQAM et de l’Université Concordia et des organismes actifs dans leur milieu respectif, soit le Conseil québécois du théâtre, En piste – Regroupement national des arts du cirque et le Regroupement québécois de la danse. Dans le cadre du premier volet, le volet quantitatif, nous avons élaboré un questionnaire de 110 questions autour de quatre thèmes (caractéristiques des organismes, médiation culturelle, médiation culturelle numérique et usage quotidien du numérique). Il a été envoyé à 454 organismes au printemps 2019; 164 organismes y ont répondu, dont 40% font partie du milieu théâtral, 21% appartiennent à celui de la danse, 18% à celui du cirque et 20% se considèrent comme multidisciplinaires. (La méthodologie du volet quantitatif est décrite plus avant dans Lapointe et al. (2020). Des entretiens qualitatifs ont suivi à l’automne 2019 fondés sur les résultats du questionnaire quantitatif. Ces derniers ont permis de dégager trois types d’organismes : ceux qui ne faisaient pas de médiation culturelle ou numérique, ceux qui s’investissaient dans la médiation culturelle seulement et ceux qui menaient de front les deux types de médiation. Ce constat nous a amenés à créer trois plans d’entretien destinés à cerner les pratiques, les savoirs et les savoir-faire de chacun des groupes. Dans le cadre de cet article, nous nous pencherons sur les organismes qui font de la médiation culturelle et ceux qui ajoutent la médiation numérique à cette première activité. 20 entretiens ont été menés auprès de représentants d’organismes qui font de la médiation culturelle; 18 ont été conduites dans le deuxième groupe. Les principaux sujets abordés durant les entretiens ont été la situation professionnelle des répondants, les stratégies de médiation culturelle et numériques mises en place dans les organismes, les défis organisationnels et technologiques liés à la pratique de la médiation, les projets réalisés jugés les plus réussis ainsi que ceux qui les inspiraient en provenance d’ailleurs. Les entretiens ont été enregistrés et des verbatims ont été produits à partir de ces enregistrements audios. Les données ont par la suite été analysées à l’aide d’une grille calquée sur les différentes sections du plan d’entrevue qualitatif en insistant sur les aspects concrets du discours sur ces pratiques.
Par savoir relatif aux arts de la scène, nous entendons dans cette recherche les connaissances théoriques propres à ces disciplines artistiques comme l’histoire du spectacle, l’esthétique, le vocabulaire propre à ces formes, etc. Nous réservons le terme de savoir-faire aux connaissances pratiques qui appartiennent à l’apprentissage concret de ces formes et qui entourent le processus de création et sa matérialisation dans l’interprétation, l’improvisation, la répétition, la présentation, etc. Quant aux « compétences tierces », elles recouvrent pour notre équipe des savoirs théoriques et pratiques qui ne sont pas directement reliés au théâtre, à la danse et au cirque comme les habiletés sociales, politiques et éthiques, qui peuvent résulter des actions de médiation réalisées.
Ajoutons que, dès le début de nos travaux, nous avons lié explicitement la question de la pratique de la médiation culturelle, qu’elle se fasse en personne, par voie numérique ou de manière composite, à des savoirs et des savoir-faire que nous désirions mieux repérer, puisque nous en avons fait le sous-titre de notre projet de recherche. Fidèles à la démarche qualitative, nous sommes partis de la prémisse que ceux qui pratiquent et structurent cette médiation étaient bien placés pour expliquer quels savoirs et savoir-faire ils jugeaient important de transmettre à leurs publics. Ce sont donc les propos des répondants de notre enquête qui s’expriment sur la part éducative relative aux arts en médiation culturelle que nous vous présentons ici et qui serviront de base à la discussion sur laquelle s’achèvera cet article. Pour préserver l’anonymat des participants, toutes les références aux verbatims des entretiens commenceront par la lettre V et seront numérotées pour les distinguer les uns des autres. Ce V sera suivi du numéro de l’entretien puis d’un trait d’union accompagné de la lettre par laquelle commence l’art de la scène de l’organisme; à savoir C pour cirque, D pour danse, T pour théâtre et M pour multidisciplinaire.
Savoir artistique et visées en contexte de médiation culturelle et numérique
L’enquête qualitative approfondit la question de la transmission de savoirs artistiques dans la médiation de plusieurs manières, c’est-à-dire tant par la conception de la médiation à laquelle adhèrent les organismes actifs dans les arts de la scène que par les actions de médiation qu’ils mettent en œuvre. En outre, la pratique de la médiation orchestrée par ces organismes en dit davantage sur le type de transmission de savoir et d’outils numériques qui y est privilégié. En ce qui concerne les discours, des organismes reconnaissent qu’il y a un certain « apprentissage qui est fait via la médiation culturelle » (V29-T, 12) par le public. L’un des savoirs relatifs à l’art qui est mentionné est celui entourant la spectation. Par exemple, le public est avisé qu’il doit « être à l’aise avec le doute » (V9-T, 26). Le doute est en effet une dimension avec laquelle doit souvent composer le public scolaire ou non initié. De plus, les organismes désirent sensibiliser les membres du public à la multiplicité des formes que peuvent adopter certaines formes artistiques; cet aspect est mentionné tant par des représentants des arts du cirque que de ceux de la marionnette. Ceci suppose de tenir le public au courant de l’évolution récente d’un art donné qui contredirait des images plus anciennes. Un tel contenu relevant de l’esthétique viserait à réduire l’écart esthétique qui pourrait influencer l’horizon d’attente de certains spectateurs, c’est-à-dire « l’ensemble de leurs expectatives » (Pavis cité par Bourassa 2010) à l’endroit d’un spectacle donné, pour reprendre certains termes chers à l’un des auteurs de la théorie de la réception H. R. Jauss (1990 [1978]). Parmi les autres savoirs en jeu, notons l’apprentissage du processus créateur qui se fait souvent par le biais d’ateliers d’initiation à la discipline artistique ou autour du travail d’un artiste donné (par exemple, un chorégraphe). Ces diverses actions de médiation culturelles paraissent participer de l’éducation informelle, de l’autoformation (par exemple, grâce à l’écoute de capsules numériques) et de la découverte de soi auxquelles les activités artistiques sont souvent associées.
Nos entretiens mettent en lumière les multiples visées de ces actions de médiation : la première est de concourir à la démocratisation de l’art, la seconde à accroître les connaissances artistiques du spectateur et la troisième à valoriser son expression sur un mode ou un autre.
Dans la première catégorie, ce qui semble prédominer en matière de savoir, c’est de mettre en contact avec la danse, le théâtre et le cirque, d’y exposer des individus et des groupes pour lesquels il existe des freins à la fréquentation et à l’expression culturelles. Au nombre des groupes ciblés qui sortent des sentiers battus présents dans nos entretiens, notons les enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme, les enfants lourdement handicapés, les personnes atteintes de douleur chronique, les personnes âgées, les communautés maghrébines et autochtones ainsi que les milieux défavorisés économiquement et les classes d’accueil. Certains projets misent notamment sur un jumelage de différentes clientèles. D’autres mêlent des enfants présentant un handicap avec des enfants qui en sont dénués ou encore des grands-parents appelés à aller au théâtre avec des tout-petits. Cette dernière action entretient bien entendu un lien étroit avec le théâtre jeunesse où elle a été conçue. Le rapport au corps douloureux qui émane du secteur de la danse ainsi que l’intérêt pour les populations issues de l’immigration, qui vient du milieu du cirque, habitué aux tournées à l’extérieur du pays, procèdent selon une logique similaire de proximité avec le champ artistique au sein duquel cette action a été conçue.
Si les orientations de l’enrichissement et de l’initiation autour desquelles se structure la médiation culturelle et numérique dans les arts de la scène paraissent toutes deux comporter des dimensions éducatives, une certaine tension se fait tout de même sentir entre les tenants d’une médiation dont le contenu éducatif est exigeant (et souvent directionnel) et ceux qui la conçoivent prioritairement comme une occasion d’encourager le public à s’exprimer sur un mode ou un autre. Ce n’est pas dire que cette expression ne repose sur aucun savoir ou savoir-faire — au contraire, c’est même très souvent le cas — mais ces derniers doivent passer au second plan, de manière à d’abord développer le sentiment de compétence et de confort à l’égard d’une discipline artistique qui peut avoir des aspects intimidants. Un participant dit valoriser avant tout les connaissances en raison du mandat qu’il s’est donné :
Ça va avec la mission de [l’organisme] qui est de documenter, valoriser, transmettre. C’est comme si c’est le volet transmission qui est actualisé dans la médiation. C’est une façon, puis je dirais le parcours pédagogique aussi. Vraiment, c’est très… Les élèves vont apprendre des choses, je dis les élèves, mais ça peut être les jeunes. Vraiment, ça devient quelque chose de très actif, donc ils s’approprient des connaissances. (V4-D, 6)
Cette orientation s’illustre aussi de manière impressionniste chez d’autres répondants qui parlent de « toute activité qui donne des clés de lecture qu’elle soit contextuelle, artistique pour que les personnes apprécient la pièce » (V8-T, 1) ou plus simplement d’assurer « une meilleure compréhension » (V12-T, 11) du spectacle.
La seconde orientation visant avant tout la compétence se manifeste clairement dans ce témoignage qui décline les trois objectifs fixés à la médiation au sein de cet organisme :
On en a trois. Le premier, rassurer les gens. Ça veut dire leur dire à quelle heure ils vont prendre le bus. Nous, tout ce qu’on fait en médiation culturelle, c’est lié à aller voir un spectacle, fréquenter [notre théâtre]. On les rassure en premier, les détails techniques. Le deuxième objectif c’est le sentiment de compétence. C’est de dire moi je suis capable d’aller au théâtre, je suis capable de comprendre ou de ne pas comprendre, je suis capable de vivre des émotions. Je suis compétent, je connais les codes, les clés de ce spectacle-là, je sais à peu près vers où je m’en vais. Des fois on arrive juste au premier ou deuxième. Et idéalement on arrive au troisième, qui est, raviver la curiosité. Là, l’enfant est excité au plus haut point de vivre cette expérience-là, il a plein d’idées dans sa tête de ce que pourrait être ce spectacle-là. (V9-T, 3–4)
Un autre participant insiste pour sa part sur la liberté pour le spectateur d’interpréter le spectacle comme il l’entend :
Ça ne vise pas à améliorer la compréhension d’une œuvre. On donne des clés, mais essentiellement, on pourrait tout enlever ça et [ce n’est] pas grave. Ils sont assez intelligents pour comprendre l’entièreté des spectacles sans qu’on leur explique. Ce n’est pas de l’enseignement. Je ne peux même pas dire que c’est de l’introduction à une discipline artistique, parce qu’on touche un petit peu à tout sans plonger en profondeur dans quelque chose et on ne leur demande jamais d’imiter quelque chose que je vais faire, une technique. Ils sont très très libres là-dedans. Je dirais d’accompagner leur découverte, qui va être très autonome. Chacun va faire son petit chemin pour découvrir, s’introduire à quelque chose. On vient juste les appuyer, répondre aux questions, répondre aux envies, passer du temps ensemble. (V27-T, 6)
Savoir pour le théâtre, savoir-faire pour le cirque et la danse
Cette enquête nous en a aussi appris davantage sur les savoirs et savoir-faire valorisés dans la médiation culturelle et numérique qui se pratique dans les organismes du milieu des arts de la scène. Là encore, il n’y a pas de consensus quant aux savoirs et aux savoir-faire à développer chez les publics du théâtre, de la danse et du cirque par des actions de médiation culturelle et numérique. Les contenus liés à la création et au processus créateur le disputent aux savoirs plus théoriques liés à l’esthétique, plus près peut-être de ce qui est nécessaire et pertinent pour former un spectateur informé ou compétent (Fish 1980 ; Culler 1980). Il est possible d’observer que le cirque et la danse exploitent le savoir-faire et les techniques corporelles, tandis que les médiateurs actifs dans le domaine du théâtre sont enclins à favoriser le développement des connaissances non seulement liés à l’esthétique théâtrale mais aussi à d’autres domaines du savoir dont il peut être question dans la pièce. Il est important de dire que cela se fait aussi en danse et en cirque, mais l’importance accordée à la parole au théâtre paraît renforcer le phénomène. Par ailleurs, l’accent mis sur le savoir-faire existe aussi pour ce qui est de l’art dramatique; il semble d’ailleurs plus présent dans les compagnies de marionnettes ou axées sur le mouvement, c’est-à-dire les compagnies où le verbe cède le pas au mouvement. Par ailleurs, savoir-faire rime souvent avec pratique de la création, parfois accompagné d’un certain engagement du public dans un projet de création, et plus rarement avec formation du spectateur. Exception notable à cet égard, un organisme propose une vidéo destinée à la pratique de la spectation.
La primauté accordée dans le milieu du cirque aux savoir-faire et aux techniques corporelles est exprimée par ce répondant :
Les arts du cirque c’est une forme d’art, donc oui la technique, mais quand on parle à un jeune qui jongle depuis un certain temps ou qui fait de l’acrobatie depuis un certain temps, comment sensibiliser et voir comment le mouvement peut être une forme d’expression? Ça c’est un défi pour nous de transmettre ça, d’où justement les défis en numérique pour le cirque. (V2-C, 6)
Cette préoccupation se fait entendre également dans le secteur de la danse. L’atelier est souvent une façon de se frotter à ce savoir-faire et à des techniques corporelles. Ce participant souligne ce qu’apporte cette activité selon lui : « Mais notre atelier, c’est de faire vivre la danse dans le corps même. » (V4-D, 6) D’autres font part de l’importance du langage corporel dans l’opération : « La médiation culturelle, c’est une porte d’entrée, qu’elle soit numérique ou pas, c’est une porte d’entrée pour aborder la danse d’une autre manière. […] C’est une autre manière de mettre en avant le corps puis le langage corporel. » (V5-C, 14) Pour un autre participant, le contact direct, avec le corps, avec le processus de création est ce qui permet d’être plus sensible aux œuvres :
[…] alors, la découverte de soi-même, la découverte de ses capacités, un nouveau regard, puisqu’on parle de danse ici, un nouveau regard sur son corps qui est différent, pour avoir un regard positif, défaire les préjugés sur le corps idéal, sur le corps parfait et même souvent de s’apprécier soi-même, de reconnaitre aussi à travers les actions qu’on fait, notre capacité que tous et chacun a artistiquement à l’intérieur. Ça veut dire que « non, je ne suis pas artiste, non je ne suis pas capable de danser ». Non, attends ! Ici, on parle de gestes et de mouvements et mon défi, quand je te rencontre, n’est pas que tu reconnaisses une capacité de mouvement incroyable, mais une capacité de création, une capacité d’imaginaire. Et moi, mon travail, c’est d’aller toucher ton imaginaire et de l’exprimer à travers ton corps. Alors, c’est défaire ces barrières-là, qu’on arrête de dire qu’on remplit des salles. Mon défi est de dire, non moi, je rencontre des gens pour qu’ils découvrent leur potentiel artistique et en ayant contact avec ce potentiel-là, d’être plus sensibles aux œuvres et aux propositions qui les entourent. (V23-D, 8)
Des répondants en théâtre confirment à quel point les savoirs liés aux thèmes des pièces sont valorisés dans la médiation culturelle et numérique qui est élaborée dans cette discipline. D’ailleurs, des participants indiquent que la médiation au théâtre se fonde entre autres sur les textes dramatiques :
Non, elle [la médiation] a une autre finalité parce qu’on part toujours de la production artistique, de l’œuvre d’art, mais il y a un souci quand même de réfléchir par exemple aux œuvres d’art qu’on fait ici. Il y a un souci de discuter de ces enjeux, de ces thèmes qui sont élaborés dans les œuvres. Pas nécessairement par souci de développer le public, mais par souci d’approfondir le sujet. (V7-T, 2)
La volonté de creuser les savoirs autour d’un thème donné passe aussi par la technologie et ce qu’un support donné permet :
Pour t’expliquer le contexte notre premier balado, c’était sur notre pièce […] et donc un balado sur la notion de consentement sexuel. On a fait des entrevues avec des avocats, des psychologues, plein d’intervenants et ça parlait du consentement. Il y a des avocats qui rencontraient les acteurs aussi. Et c’était vraiment une super bonne émission à écouter. Ensuite il y a eu le balado sur [une autre pièce]. C’était la première fois qu’il y avait une distribution presque entièrement noire sur la scène d’un théâtre institutionnel francophone. Et donc enjeux de représentativité, d’inclusion, d’appropriation culturelle. Il y avait beaucoup d’intervenants c’était vraiment très intéressant à écouter. (V8-T, 13)
L’esthétique ainsi que le processus de création font aussi partie des savoirs dont il est question :
Notre mission est théâtre de mouvement acrobatique et jeu clownesque. On est vraiment dans du mouvement et dans plusieurs de nos pièces, il n’y a pas de texte ou très peu de texte […] Ça change un peu, mais que ce soit en jeu clownesque ou plus acrobatique, on est dans un jeu physique. Ça reste dans le même ADN. Quand on parle de notre façon de créer par exemple, les rencontres avant le spectacle, c’est sur comment on crée un spectacle. (V26-T, 10)
Bien des compagnies de théâtre ne négligent pas pour autant les savoir-faire, en particulier celles qui nécessitent des techniques corporelles spécialisées. Tel est le cas de cette compagnie de marionnettes qui organise des ateliers pour les petits et les adolescents :
C’est sûr que ce n’est pas du tout le même atelier qu’on présente parce que pour les plus jeunes ça va être plutôt dans ça… mais c’est lui qui crée de l’ombre. C’est de voir « ah quand j’utilise ma main comme ça, » c’est l’émerveillement de « ah j’ai le contrôle sur l’image que je suis en train de créer ». […] avec les plus vieux on va créer les marionnettes on va créer du théâtre d’ombres, on va créer une histoire qu’ils vont présenter avec la perspective de « quand je me mets comme ça… », donc c’est sûr que ça reste du théâtre d’ombres, mais l’approche et l’atelier est complètement différent. (V12-T, 5)
Ce dernier témoignage montre aussi que savoirs et savoir-faire sont susceptibles d’être conviés ensemble dans une même activité de médiation et que la frontière est parfois poreuse entre les deux.
Compétences tierces et arts de la scène
En marge de la transmission de savoir et de savoir-faire propres aux arts de la scène, des activités de médiation contribuent au développement de compétences tierces, ainsi que nous l’avons désigné dans la définition de la médiation culturelle que nous avons adoptée. Des participants accordent une grande importance à celles-ci. Parmi les savoirs, dont il est question dans ces compétences tierces, figure ce qui pourrait être décrit comme l’apprentissage d’un « savoir être », qui contribuerait à la reconnaissance sociale de l’individu à l’aide de la pratique des arts de la scène. Les initiatives de cirque social, de théâtre citoyen et de danse comme outil d’inclusion sociale participent de ce mouvement.
S’agissant du cirque en particulier, certains organismes s’inscrivent clairement dans la tradition du cirque social que Spiegel définit comme visant à rejoindre des populations marginalisées par l’entremise des arts du cirque (Spiegel 2016). L’action de médiation vise ici des populations plus vulnérables et consiste non pas à emmener ses membres au spectacle, mais à développer des compétences sociales en montant avec eux un spectacle (V20-C, 2–3) destiné à la communauté. Le travail de médiation y offre des similitudes avec le travail social et favorise le développement personnel des individus grâce au cadre de rencontre et d’échange que lui offre la pratique du cirque, qui passe par l’apprentissage de techniques corporelles (savoir-faire) reliées à la formation circassienne mais aussi d’habiletés sociales comme l’acquisition de confiance en soi ou de capacité à se présenter aux autres que l’on peut assimiler à un savoir-être. Cette pratique encadrée du cirque qualifiée dans le monde anglo-saxon d’« art-for-social-change » (ICASC 2021) aide le participant à trouver sa place au sein du groupe où il apprend, outre des techniques corporelles susceptibles d’être mises en valeur dans un numéro, à prendre part au vivre-ensemble d’une collectivité. Un répondant rend compte de cette démarche :
Souvent les programmes de pré-employabilité, c’est six mois et, pour eux, ce n’est pas atteignable, ils sont très loin du marché du travail. Là, ça leur donne la confiance qu’ils peuvent se réveiller chaque matin, qu’ils peuvent faire partie d’une équipe, surmonter des défis, persévérer, etc. On remarque que ça leur donne le goût d’être en action et de poursuivre d’autres projets, pas nécessairement en cirque. Dans leur vie. (V20-C, 8)
Des compagnies de théâtre mais aussi de danse font aussi état d’un désir de participer à l’éducation à la citoyenneté sans qu’il soit toujours certain qu’elle se reflète pleinement dans la médiation pratiquée par celles-ci. C’est le cas de ce théâtre qui affirme que « la direction artistique actuelle veut vraiment développer ce qu’on appelle «un théâtre dans la cité» avec un grand C. Donc il y a cet esprit-là aussi de partage avec la cité, avec « le voisinage, le quartier la ville. » (V7-T, 3) Ce même positionnement est épousé par une compagnie de danse, mais avec la nuance qu’on déclare que cela teinte leurs actions de médiation : « Pour moi, c’est de dire : ce n’est pas de faire un projet dans le but d’avoir des futurs acheteurs de billets, mais plutôt de futurs citoyens et citoyennes plus connaissants ou plus sensibilisés. » (V6-T, 24) Une autre compagnie de danse affirme travailler surtout avec des populations qui n’ont pas pleinement accès la citoyenneté :
La compagnie s’est spécialisée particulièrement en milieux défavorisés, décrocheurs ou jeunes ayant des problématiques particulières. Aussi, on est amené à monter des projets de médiation avec des jeunes qui ont le syndrome de l’autisme, des problématiques en dysphasie aussi et des personnes ayant des déficiences intellectuelles diverses, comme la trisomie ou d’autres activités comme ça. (V23-D, 2)
Une troisième compétence que l’on pourrait relier à la découverte de l’altérité a aussi été mentionnée plus haut par certains participants. Cette compétence est susceptible de se développer quand une pratique artistique sert de prétexte pour faire se rencontrer des milieux ou des groupes différenciés. Cet apprentissage semble le fait des actions de médiation qui recourent à des jumelages, ainsi que nous l’avons vu quand malades et bien portants se rencontrent, quand artistes et non-artistes entrent en dialogue ou encore quand les générations se mélangent. Un peu comme nous l’avions observé pour le cirque social, cette capacité de composer avec des individus et des groupes ayant une différence marquée avec soi paraît destinée à favoriser le dialogue et le vivre-ensemble par le biais des arts de la scène.
Le développement de compétences tierces importe, en somme, pour bien des compagnies qui se perçoivent comme des agents de changement social ou encore comme des promoteurs de dialogue et de vivre-ensemble. Ces visées éducatives plus sociales côtoient alors la transmission de savoirs et de savoir-faire propres à la discipline artistique.
Synthèse des résultats
Il est clair que les participants des organismes interrogés accordent de l’importance à la dimension éducative de la médiation culturelle et numérique. Cette transmission importe autant pour eux qu’ils s’adressent à un public non-initié auquel ils désirent communiquer les rudiments de leur art que lorsqu’ils s’adressent à un public plus assidu dont ils cherchent à enrichir les connaissances théoriques et pratiques. On repère d’ailleurs aussi bien des organismes qui privilégient les connaissances théoriques que des compagnies qui optent de préférence pour des connaissances pratiques. Pour ce qui est des connaissances pratiques, cela va presque toujours de pair avec la mise en place de moyens pour satisfaire l’expression artistique des publics. L’on peut trouver plus étonnant de voir figurer au nombre des connaissances théoriques et pratiques celles entourant les comportements à adopter lors de l’assistance au spectacle. Mais ceci rejoint les recherches les plus récentes faites sur les spectateurs dont les pratiques concrètes sont observées de près par plusieurs chercheurs qui désignent désormais cette activité par des termes comme « spectature » ou « spectation » et, en anglais, par un verbe comme « to spectate » (Thoret 1993 ; Mervant-Roux 1998 ; Kennedy 2009 ; McConachie 2008 ; Bouko et Guay 2015). Quoiqu’il serait trop long d’énumérer toutes les connaissances théoriques et pratiques transmises par ces organismes, l’ouverture à des formes nouvelles compte parmi les dimensions éducatives mentionnées auxquelles les organismes accordent un certain prix et ceci semble valoir pour différents types de public. Une telle préoccupation indique que des organismes sont soucieux que leur évolution esthétique puisse être acceptée par le public et estiment qu’il est leur responsabilité de les tenir au courant des mutations artistiques en cours. L’on peut ici repérer une distance entre des arts de la scène, dont la survie repose en grande partie sur la nécessité de faire venir le public en salle, et d’autres formes artistiques, comme les arts visuels, voire d’activités culturelles, comme la fréquentation d’une bibliothèque publique, qui dépendent d’un rapport différent au marché. Cette nécessité économique pourrait expliquer un recours moins grand au « choc esthétique » comme stratégie pour attirer l’attention du public chez les premiers que chez les seconds. Le philosophe Jacques Rancière distingue d’ailleurs entre deux régimes esthétiques auxquels recourt l’art contemporain : l’un fondé sur le choc esthétique qui provoque un déchirement de l’ordinaire et l’autre qui propose des micro-situations qui s’écartent moins radicalement de la vie quotidienne (Rancière 2004, 32). Préserver l’appui du public paraît donc être l’un des éléments structurant les stratégies éducatives de certaines compagnies actives dans les arts de la scène. Il est possible que d’autres actions de médiation culturelle et numérique soient guidées par cet impératif, ce que d’autres recherches permettraient de confirmer.
Y a-t-il des différences quant aux savoirs, savoir-faire et compétences tierces privilégiés par les organismes dans leurs actions de médiation et selon qu’il s’agisse d’organismes dédiés au théâtre, à la danse, au cirque ou à plus d’une discipline artistique ? En même temps que l’on peut constater qu’il est possible de dénicher des références aux connaissances théoriques, pratiques et aux compétences tierces dans les trois disciplines, des particularités se font jour entre le théâtre, la danse et le cirque. Au théâtre, l’étendue des connaissances théoriques mentionnée dans les témoignages est très vaste et la dimension verbale et textuelle de l’art dramatique ainsi que l’accent mis sur la maîtrise de la parole et du discours n’y est peut-être pas étranger. À l’inverse, on peut sans doute tracer un parallèle entre le foisonnement des activités de médiation impliquant des pratiques et des techniques corporelles en danse et au cirque, deux arts qui mettent en avant le corps et relèguent la parole au second plan même s’il y a des exceptions. L’atelier est le lieu par excellence où se fait l’exposition du public à des techniques corporelles, où ce dernier est plus directement amené à s’exprimer physiquement ou encore à expérimenter le processus créateur. Il ne faut pas nier non plus le fait que bien des compagnies de théâtre organisent des ateliers ni que des compagnies de cirque et de danse organisent des discussions avec des artistes, avant ou après la représentation. Mais alors, c’est surtout pour aborder le processus créateur, ce qui est commun à tous les arts de la scène.
Discussion
Si l’on se fie à la manière dont la part éducative de la médiation culturelle y favorise certains contenus au détriment d’autres, doit-on alors constater qu’il existe dans les arts de la scène une tension entre démocratisation culturelle, qui préconise l’accès de tous à la culture légitime, et la démocratie culturelle, qui valorise l’expression socioculturelle de tous ? (Bellavance 2000 ; Caune 2006) Certes, pour des répondants, c’est l’accès à l’art et la venue à la représentation qui comptent le plus; mais on peut trouver d’autres représentants d’organismes prêts à soutenir que c’est l’expression artistique qui est la meilleure façon de préparer le public à une rencontre avec le spectacle. Cette présence des deux logiques concorde avec la thèse de Jean-Marie Lafortune selon laquelle un mélange de démocratisation de la culture et de démocratisation culturelle se serait imposé au Québec à partir des années 1990, auquel se serait ajoutée l’éducation artistique pour former la médiation culturelle à partir des années 2010 (Lafortune 2017, 37). La coïncidence n’est toutefois pas parfaite, dans les discours entendus, avec les dispositifs d’interprétation, d’animation et d’éducation, qu’il associe à chacune des logiques.
Fait à noter, les organismes en arts de la scène conçoivent sans doute plus que d’autres domaines artistiques la médiation culturelle comme devant mener à l’assistance au spectacle, car la connaissance de ces arts repose aux yeux de beaucoup d’organismes sur un contact direct avec la représentation mais aussi sur la valorisation de sa dimension esthétique. Il s’agirait donc là d’un savoir-faire fondé sur la présence à l’autre qui semble indispensable pour le public aux yeux de bien des représentants des organismes que nous avons sollicités. Mais cette rencontre doit aussi permettre au public d’en constater la qualité esthétique. Ce point de vue défendant la reconnaissance de l’expertise artistique pourrait expliquer la résistance exprimée par des participants du milieu des arts de la scène à la perspective d’actions de médiation culturelle qui seraient une fin en soi. S’il se peut que cela rejoigne la critique faite à la médiation culturelle d’enlever des ressources déjà fort rares à la création, relevée par Casemajor, Lamoureux, et Racine (2015, 12–13), elle semble reposer davantage sur la difficulté des artistes de concevoir l’art en dehors de sa condition esthétique et de la recherche qui l’accompagne.
Revenons maintenant sur les compétences tierces qui occupent une grande place dans les discours des participants. Sont mentionnées les habiletés sociales qu’il est possible de développer chez ceux qui souffrent d’exclusion sociale, une éducation à la citoyenneté à laquelle participerait le contact avec les œuvres ainsi qu’une découverte ou un approfondissement de l’altérité qui viendrait de la fréquentation de groupes ou d’individus dotés d’autres caractéristiques que ceux dont l’individu est issu.
Là encore, on peut observer des différences significatives en matière de médiation culturelle et numérique, alors que l’on considère les publics en fonction de trois inscriptions sociales bien différenciées. Pour certaines actions, c’est le citoyen qui est l’interlocuteur privilégié, c’est-à-dire qu’on le considère comme déjà doté d’une capacité d’action politique et comme éventuel agent de changement. C’est lui que l’on veut sensibiliser à divers problèmes de société. Dans d’autres dispositifs, c’est le non-citoyen qui est visé, celui dont certains droits ne sont pas toujours respectés et qui vit en marge de la société pour diverses raisons (défavorisation économique, handicap, langue, âge, couleur de peau, etc.) à qui l’on désire voir réintégrer dans le tissu social. Dans le dernier cas, c’est aussi la différence qui est visée : certains pouvant être perçus comme avantagés ou désavantagés dans leur contribution possible au vivre-ensemble.
Or quel concept décrirait le mieux ici les finalités sociales, voire politiques, de la médiation culturelle mise en œuvre dans les arts de la scène au Québec ? François Derbas Thibodeau et Christian Poirier proposent le concept de citoyenneté culturelle pour désigner « ce qui fait qu’un individu se construit culturellement comme citoyen dans le monde » (Derbas Thibodeau et Poirier 2019) mais sans forcément que cette citoyenneté s’articule en fonction d’une action politique orientée vers l’obtention du pouvoir. Selon les deux auteurs, cette citoyenneté culturelle « s’incarne dans le cadre de l’appropriation et du déploiement des moyens symboliques et matériels de création, de réception, de diffusion et de circulation des arts et de la culture ». Et ils ajoutent qu’elle « éclaire une perspective horizontale (entre individus) et extra-institutionnelle » (2019). Cette citoyenneté culturelle, plus près de l’action communautaire, ne paraît pas correspondre aux pratiques et aux discours de la plupart des diffuseurs et des compagnies interrogées.
Pour mieux comprendre de quelle manière la médiation culturelle et numérique dans les arts de la scène se distingue de cette notion, faisons un détour par les « tiers lieux » où une telle citoyenneté culturelle se pratiquerait pour les auteurs. Ils citent à cet égard Martel (Martel 2015 ; Martel 2017) qui propose trois générations dans le développement de bibliothèques citoyennes. En résumé, la première génération proposerait des cafés, des atriums et des espaces polyvalents favorisant la mise en relation d’individus; la seconde miserait sur l’organisation d’activités socio-culturelles et ferait place à des organismes du quartier; la troisième accueillerait des laboratoires numériques collaboratifs, de la cocréation, de la coconstruction de savoirs et intégrerait des usagers dans la gestion de l’institution.
Ce détour permet de constater qu’il est difficile pour beaucoup d’organismes actifs dans les arts de la scène d’adopter ce modèle proche des community-librairies pour y inscrire leurs activités de médiation. La première raison est l’importance qu’y occupe, comparativement à la médiation, la production de spectacles souvent axés sur la création d’une plus-value esthétique pour laquelle le public doit débourser des frais souvent élevés. Sans cette contribution, la plupart des compagnies devraient cesser leurs activités, étant donné la hauteur du financement public reçu. En outre, les salles de spectacles, les lieux de répétition et les espaces de bureaux ne sont que partiellement des lieux publics. De même, l’enracinement dans un quartier et une communauté varie grandement d’un organisme à l’autre, tout comme l’ouverture à la cocréation et à la coconstruction de savoirs. Bien que ces deux derniers aspects apparaissent dans certaines démarches de médiation, c’est loin d’être la règle. En effet, les savoirs et savoir-faire des artistes continuent souvent d’être mis à l’avant-plan dans plusieurs actions de médiation. De plus, le phénomène du pouvoir est au cœur de multiples pièces de théâtre et il n’est pas sûr que tous les répondants estiment suffisantes une action citoyenne détachée du politique, trônes, couronnes et sceptres étant représentés dans tant d’œuvres dramatiques depuis l’origine même du théâtre (Romilly 1970 ; Vernant et Vidal-Niquet 1972).
D’autres notions aideraient peut-être à mieux cerner le travail de médiation auquel s’adonnent certains organismes. La notion de « partage du sensible » élaborée par Jacques Rancière (Rancière 2000) est du nombre. Le philosophe français y recourt pour décrire toute proposition artistique qui réunit, indépendamment de leur capital économique et culturel et de leur dissensus, des individus appartenant à des classes sociales différentes. Nous suggérons d’élargir le concept pour l’appliquer à certaines propositions qui abordent la question du vivre-ensemble en réunissant des groupes inégalement dotés, quel que soit le désavantage qui les afflige pourvu que celui-ci entrave sérieusement la cohésion sociale.
Dans le cas des populations qui n’ont pas entièrement accès à la citoyenneté, la théorie de l’empowerment (Freire 1974 ; Moser 1993 ; Narayan-Parker 2002 ; Calvès 2009) qui consiste à redonner du pouvoir aux dominés, parfois traduit en français par le terme « encapacitation » ou « insertion », nous semble aussi adéquate pour décrire le travail de « capacité individuelle, réalisation et statut » (Calvès 2009) visé par la médiation culturelle et numérique de certains organismes. Même s’il s’agit probablement d’une version libérale et dépolitisée de l’empowerment, ces actions semblent conduire à une encapacitation physique et performative qui passe par l’accès à l’expression artistique en atelier ou par la cocréation. Grâce à une réappropriation des capacités créatrices, performatives et physiques, souvent requises dans les arts de la scène, le corps servirait ainsi de voie de passage à la participation à une communauté passagère. De telles activités prépareraient ainsi le terrain à l’inclusion sociale qui précéderait l’accès à une citoyenneté débordant le champ culturel. Les conclusions que tire Spiegel de la pratique du cirque social sont semblables :
[…] the collective creation of shared expression through circus performance both embodies and shares a particular kinesthetic sociality, enacting a mode of creating collectivity anchored in polyphony, according to which multiple voices, bodies, and singular trajectories combine through shared physical acts of performance. (Spiegel 2016, 52)
C’est peut-être une hypothèse à considérer pour des recherches à venir. Une autre avenue à explorer consisterait à examiner les moyens technologiques les plus pertinents en contexte de médiation pour transmettre les savoirs, les savoir-faire artistiques et les compétences tierces. Cette démarche pourrait mener, par exemple, à établir une échelle d’interactivité à partir de travaux existants (Idjeraoui-Ravez 2017 ; Casemajor, Lamoureux, et Racine 2016) pour mieux comprendre les logiques communicatives en jeu ainsi que les rôles assignés à chacun dans la médiation culturelle et numérique qui se pratique dans les arts de la scène.
Remerciements
Les rédacteurs en chef remercient le Conseil de recherches en sciences humaines pour l’aide financière accordée ainsi que nos partenaires culturels, le CQT, le RQD et En piste, de même que nos partenaires scientifiques, l'UQTR et le CRILCQ, de leur soutien inconditionnel au cours de cette aventure de longue haleine.
Déclaration d’intérêt
Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt relatif à la rédaction et au contenu de cet article.
Contributions
Contributions des auteurs
Les auteurs sont classés par ordre décroissant selon l’importance de la contribution. L’auteur correspondant est hg.
Conceptualisation : hg;
Enquête : hg, mb, mcl, pl, cs, jf;
Traitement des données : cs, jf;
Analyse formelle : hg, mb, mcl, pl;
Rédaction – Préparation du brouillon original : hg;
Rédaction – Révision et édition : hg, mb, mcl, pl, cs;
Visualisation : cs.
Contributions éditoriales
Rédacteurs en chef invités
Marie-Claude Larouche, professeure titulaire, Département des sciences de l’éducation, co-directrice depuis 2018 du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (lrpc.ca), Université du Québec à Trois-Rivières, Canada.
Hervé Guay, professeure titulaire et directeur, Département de lettres et communication sociale, co-directeur de 2015 à 2021 du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (lrpc.ca), Université du Québec à Trois-Rivières, Canada.
Éditrices de section et rédactrices
Justine Dubrule, The Journal Incubator, University of Lethbridge, Canada
Emilie Rouillard-Beauchesne, The Journal Incubator, Université de Montréal, Canada
Bibliographie
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