« C’est un peu comme nous-autres en ce moment, ça! », lance tout à coup Éloïse, faisant exploser les rires aux quatre coins de la mosaïque de visages réunis sur la plateforme de visioconférence Zoom. Nous, quatre adolescent.e.s, Jacob, Jasmine, Éloise, Adelaïde, et une médiatrice adulte, moi-même, sommes alors en train de discuter d’un GIF1 animé de l’artiste Charles-Étienne Brochu, où l’on aperçoit une rue sombre et déserte avec, pour seule trace de vie, la pulsation de quelques lumières aux fenêtres d’un immeuble d’habitation et au toit duquel un panneau publicitaire montre la métamorphose effrénée d’un bonhomme sourire/en larmes/amoureux. Beaucoup d’émotions en rafale, une impression de profonde solitude, une inquiétude devant l’étrangeté de la situation, une bonne dose d’humour… Cette œuvre de 2017 nous semble évoquer l’expérience collective dans laquelle nous sommes plongé.e.s, en ce mois d’avril 2020. En plein confinement, cette rencontre en ligne, qui prenait la découverte du travail de Charles-Étienne comme point de départ, vient de nous fournir un moment de complicité, mais aussi l’occasion de nous retrouver face à nous-même et la complexité de ce que nous sommes en train de vivre, à la fois seul.e et ensemble…
Cette anecdote, tirée d’un projet pilote en médiation virtuelle de pratiques en art numérique avec des adolescent.e.s en confinement, mené par le Musée ambulant au printemps 2020, vient exemplifier ce que de possibles rencontres avec l’œuvre d’art et autour de celle-ci peuvent signifier. Renvoyant à la pensée herméneutique, la rencontre avec l’œuvre signifie, au-delà d’un simple contact, une véritable entrée en relation avec l’œuvre d’art. Plus encore, la rencontre avec l’œuvre d’art évoque la possibilité d’une rencontre avec l’Autre, qui n’apparait pas uniquement dans la sensibilité de l’artiste pointant à travers l’œuvre, mais aussi dans la communication qui s’amorce lorsqu’on s’engage dans l’expérience de l’œuvre. Dans le cas des ateliers de médiation en groupe organisés par le Musée ambulant, c’est également dans le dialogue autour de l’œuvre que se prolonge la notion de rencontre, sociale et nourrie du partage d’une expérience commune.
Pour l’équipe du Musée ambulant, dont je fais partie à titre de médiatrice, de codirectrice générale et de directrice de l’éducation et de la médiation, la notion de rencontre est centrale à la conception et la réalisation d’activités de médiation de l’art actuel. C’est à partir de ce concept de rencontre, et du point de vue d’une professionnelle engagée dans une réflexion qui porte sur la pratique et s’élabore en elle, que je reviendrai sur ce projet pilote. Consistant en une série d’ateliers réalisés sur quatre semaines, d’avril à mai 2020, ce projet de médiation en visioconférence portait sur la découverte de différentes pratiques numériques d’artistes québécois.es avec une dizaine d’adolescent.e.s de 11 à 18 ans, alors en confinement. Après avoir situé l’approche développée par le Musée ambulant au sein du champ de la médiation culturelle, je détaillerai le déroulement du projet pilote en vue d’atterrir sur quelques constats pertinents pour la pratique et de futurs projets de médiation virtuelle. En tentant de déterminer si les activités menées ont bel et bien permis la rencontre et, si c’est le cas, quelle(s) rencontre(s) ont été favorisées, je développerai cette notion au cœur de notre pratique et ses potentialités pour le concept de médiation. Ces constats feront ressortir des réflexions finales, utiles, je l’espère, tant pour les professionnel.le.s de la médiation que pour les théoricien.ne.s qui s’intéressent aux enjeux que soulèvent ce type d’expériences culturelles.
La médiation virtuelle au Musée ambulant : les mots pour définir une approche
Tirée du document « La médiation culturelle et ses mots-clés » (Fourcade 2014), commandé par le Groupe québécois de recherche sur la médiation culturelle (GRMC devenu Observatoire sur les médiations culturelles depuis 2018), la définition suivante permet de saisir la portée du concept :
Entre démocratisation et démocratie culturelles, la médiation culturelle combine plusieurs objectifs : donner accès et rendre accessible la culture aux publics les plus larges, valoriser la diversité des expressions et des formes de création, encourager la participation citoyenne, favoriser la construction de liens au sein des collectivités, contribuer à l’épanouissement personnel des individus et au développement d’un sens communautaire. (Fourcade 2014, 6)
Cette définition, large et consensuelle, est fort utile pour décrire la pluralité des approches. Au Musée ambulant, si nous choisissons d’employer le vocable médiation sans en spécifier le caractère « culturel » (selon nous implicite), nous situons résolument nos actions au sein de la médiation culturelle. Bien qu’elle soit parfois qualifiée d’« agrégat flou » (Montoya 2009, 200), de « champ de débat mouvant » (Casemajor, Dubé, et Lamoureux 2017, 10) ou de concept pouvant être envisagé comme « dépassé, fragmenté ou inexistant » (Bordeaux 2016, 57), la médiation culturelle demeure un pôle de référence professionnel et théorique auquel nous souhaitons activement contribuer.
Parmi la multiplicité des postures et des approches en médiation culturelle, nous envisageons nos pratiques, au-delà d’une métaphore de passage, d’entre-deux ou de simple liant (Bordeaux et Caillet 2013; Gellereau 2018; Fraysse 2019), comme visant la production d’espaces de co-construction et de partage de sens. En effet, pour le Musée ambulant, la médiation désigne un « processus de rencontre visant à construire du commun partagé » (Gellereau 2018, 69). Ainsi, notre champ d’action est bien le milieu de l’art (majoritairement les arts visuels et médiatiques), mais nous souhaitons éviter une certaine association avec la notion de « médiation artistique » qui se fonde sur l’idée de la transmission (d’un discours sur l’œuvre, par exemple). Définie par Lacerte (2007), la médiation artistique opère un « travail de liaison ou de passeur entre deux parties, une médiation d’ordre herméneutique, par laquelle est réalisé un travail d’interprétation, de transmission d’une connaissance et d’une esthétique attribuée à une œuvre » (Lacerte 2007, 3). Cette définition reste, selon nous, collée à une logique d’intermédiaire qui ne nous semble pas suffisamment décrire le caractère génératif et participatif des rencontres que nous tentons de provoquer avec les œuvres, mais aussi au sein de la communauté d’expérience qui se tisse dans nos activités de groupe.
Nécessairement critique et engagée envers l’émancipation des publics composés de « véritables [actrices ou] acteurs culturels » (Culture pour tous 2021, § 1), notre vision de la médiation est guidée par le double idéal de démocratisation culturelle et de démocratie culturelle. Entre ces dernières, comme plusieurs observatrices et observateurs (Lafortune 2013; Saez 2018; Casemajor, Dubé, et Lamoureux 2017), nous percevons bien une certaine tension, mais elle ne nous semble pas problématique, tant et aussi longtemps que nos pratiques sont empreintes d’une radicale égalité qui favorise l’empowerment (émancipation). Cet idéal égalitaire se nourrit des réflexions de Jacques Rancière qui, à travers la figure du pédagogue Jacotot dans Le maître ignorant (Rancière 1987), articule l’émancipation intellectuelle comme étant fondée sur la présupposition de la capacité de chacun.e « à comprendre et sur la possibilité de prendre à revers les savoirs et les réels, de changer les modes de présentation du sensible et de l’intelligible » (Auray et Bulle 2016, § 21). En effet, cette posture est la pierre angulaire du rapport que nous tentons de développer avec les participant.e.s à nos activités : chacun.e de nous possède la sensibilité et l’intelligence de vivre une expérience enrichissante et transformatrice dans la rencontre avec des œuvres d’art. Nous nous inspirons ici de plusieurs idées mises de l’avant par le courant de la pédagogie critique, certaines approches de philosophie avec les enfants et l’approche développée par l’organisme montréalais Exeko (Beauchemin et al. 2014), qui propose le concept de médiation intellectuelle pour désigner la création de :
situations égalitaires de réflexion collective et de partage de connaissances. Ces situations mettent en place des cadres de co-construction de la pensée critique et de l’analyse sociale là où les conditions peuvent en inhiber l’exercice. Cette pratique présume de l’égalité des intelligences et répond au besoin universel de penser et d’être reconnu comme un être pensant. Elle consiste en un ensemble de stratégies qui facilitent l’appropriation et la création d’outils réflexifs en vue de favoriser l’émancipation intellectuelle des individus. (Exeko 2015, 1)
En effet, pour le Musée ambulant, si l’art est une expérience à la portée de toutes et tous, peu importe l’âge ou le degré de familiarité avec l’art contemporain, par exemple, certaines barrières en limitent l’accès. Ainsi, en tant qu’organisme à but non-lucratif dont la mission culturelle et éducative vise à amener l’art vers ses publics, là où ils se trouvent, c’est véritablement l’accessibilité qui est au cœur de l’action. Depuis 2017, nous sillonnons les routes du Québec pour faire tomber ces barrières, notamment géographiques, physiques et socioéconomiques, en adaptant nos propositions à différents milieux de vie (écoles, camps de jour, résidences pour aîné.e.s, centres de la petite enfance, parcs, etc.) et aux besoins du public (qu’il soit tout-petit, vivant avec un handicap ou une mobilité réduite, etc.). Des expositions, conçues à partir d’œuvres de notre petite collection (de 23 œuvres, à l’automne 2020) ou empruntées directement aux artistes ou à des institutions, sont ainsi élaborées sur mesure pour chacun de ces événements ou tournées. Toutes s’insèrent à l’intérieur d’activités de médiation en petits ou grands groupes, menées par des médiatrices professionnelles, qui viennent contribuer à produire (Bordeaux et Caillet, 2013) des espaces de partage égalitaire autour des œuvres. Les médiatrices n’y cherchent pas à transmettre de l’information ou un discours spécifique sur l’œuvre, mais elles travaillent plutôt à activer un engagement riche et incarné avec les propositions artistiques présentées.
Axée sur le dialogue, notre approche de médiation s’appuie donc fortement sur ce rapport humain et la qualité de ces dynamiques d’échange, où, encore une fois, la posture d’égalité des compétences dans l’approche de l’œuvre est une clé importante pour stimuler le caractère inclusif et émancipateur de l’expérience vécue. Dans cette expérience, la médiatrice :
performe un rapport à l’œuvre et soutient les participantes à exercer ce rapport également, exercer cette activité qui nous rend plus sensibles à l’existence pleine des choses, plus sensibles aussi à notre rapport incorporé et subjectif à ces choses, à la rencontre dans l’ici/maintenant avec l’objet. (Lemaire 2015, 218)
Nous abordons donc l’événement de la rencontre avec des œuvres d’art comme une expérience qui se vit avec le corps et tous les sens. Déplaçant la centralité du regard comme unique mode d’appréhension de l’œuvre, cherchant également à le ralentir, nous tentons de nous attarder à la manière dont notre compréhension et notre perception d’une œuvre sont enrichies d’une attention portée à d’autres aspects du vécu. En ce sens, nous envisageons cette expérience comme profondément incarnée, ce qui transparait dans nos stratégies de médiation qui réservent une place à l’expression et à l’exploration de ces dimensions sensorielles, du rapport au corps et du mouvement dans l’espace de rencontre avec les œuvres. Enfin, en abordant la création artistique comme l’une des meilleures manières de faire résonner les œuvres d’art, d’entrer en contact avec leur matérialité ou la démarche et les choix artistiques qui les déterminent, toutes les activités du Musée ambulant comportent une invitation, en lien avec les œuvres présentées, à expérimenter et créer pour poursuivre l’exploration des œuvres présentées.
Engagé dans la diffusion de pratiques québécoises en art actuel, c’est-à-dire d’artistes qui vivent et créent en contemporanéité avec notre époque et dont la pratique est tournée vers l’exploration, le Musée ambulant soutient la production (entre autres par la commande d’œuvre), acquiert, conserve et présente des pratiques diversifiées. Ces pratiques sont majoritairement celles d’artistes professionnel.le.s (bien que des œuvres d’art populaire ou d’artisanat soient parfois incluses dans des propositions qui créent des ponts entre les pratiques, afin de briser la hiérarchie et un certain écart de valeurs, notamment entre les arts visuels et les métiers d’art), incluant majoritairement celles et ceux issu.e.s de groupes sous-représentés au sein des collections institutionnelles. Sans être doté du statut d’une institution muséale, le Musée ambulant fait toutefois de sa mission d’éducation et d’accessibilité le moteur de ses actions, qui incluent également des initiatives d’innovation et de transfert de connaissances, notamment par rapport à ses pratiques et son approche de la médiation. Avec son architecture mobile, son esthétique festive vise à créer une bulle en vue d’expérimenter l’art comme un jeu, « une fête où tout le monde est invité » aimons-nous répéter, afin de décomplexer le rapport aux œuvres d’art, à la pratique artistique et, de manière plus globale, à l’art actuel et à la culture. En faisant du nomadisme son mode d’être, il tente ainsi de redéfinir ce qu’un musée peut être, entre autres en le sortant de l’institution. En effet, puisque ses activités s’ancrent hors des murs des lieux traditionnellement associés à l’expérience de l’art et que la médiation n’y est pas envisagée comme une simple stratégie visant à mettre le public en relation avec ses contenus et ses collections, mais bien comme l’essence même de l’expérience proposée, le terme de médiation muséale colle difficilement aux actions du Musée ambulant.
Ces premières remarques visent à mieux préciser le sens particulier que nous donnons au mot « médiation », tout en pointant ce que l’usage des nouvelles technologies vient soulever comme défi pour notre approche. Contrairement à ce qu’observent des chercheuses et chercheurs qui se penchent sur le virage numérique des institutions, l’approche du Musée ambulant ne nous semble pas nécessiter d’adaptation ou de transformation pour passer d’une « logique “vitrine” à une logique “relationnelle” et cocréative » (Cambone 2019, 11) ou « d’un modèle vertical où les experts transmettent le savoir à des publics et où les contenus — savoirs et collections — occupent une place centrale […] vers un modèle horizontal et en rhizome où règnent l’accessibilité physique, intellectuelle et sensitive, la co-construction, le dialogue et où le visiteur et ses besoins occupent une place centrale » (Chevry Pébayle 2019, 234–235). Toutefois, alors que ses stratégies de médiation s’incarnent dans la figure de la médiatrice qui nourrit le dialogue et accompagne, soutient, enrichit la découverte des œuvres, les questions de présence et d’espace, pour ouvrir, développer et partager les rencontres, elles, changent drastiquement de configuration en se numérisant. En fait, dans l’utilisation d’une plateforme de visioconférence comme contexte des activités de médiation, il serait plus exact de dire qu’elles se virtualisent, faisant passer le mode de présence physique à la téléprésence et en générant un espace structuré et contraint par les fonctionnalités et affordances de la plateforme. Comme dans beaucoup d’expériences virtuelles, même les plus immersives, cet espace se double du contexte physique, matériel et technologique « réel » qui soutient l’expérience numérique. Comme nous l’aborderons plus loin, cet autre espace physique demeure bien présent et détermine aussi grandement la qualité de l’expérience. En qualifiant l’expérimentation menée au printemps de médiation virtuelle, nous décrivons donc le nouveau type de présence et d’espace principalement investi pour ces rencontres — la visioconférence synchrone, un qualificatif qui renvoie davantage au contexte de la médiation qu’à sa nature.
En présence virtuelle, donc, et dans un nouvel espace de rencontre qui se constitue à l’intérieur des outils numériques choisis, ce projet pilote de médiation de pratiques en art numérique avec des adolescent.e.s en confinement a amené notre équipe à se pencher sur la qualité ou même la possibilité de véritables rencontres qui, comme nous l’avons décrit plus tôt, sont la visée de l’approche de médiation du Musée ambulant. Après ce nécessaire détour qui permet de mieux envisager comment notre équipe se saisit du concept de médiation dans le cadre de sa pratique, je reviendrai plus en détail sur l’expérimentation menée au printemps dernier.
Un projet pilote pour les adolescent.e.s bousculé par le confinement
Soutenu par le Conseil des arts et lettres du Québec, un projet pilote visant à développer une première tournée du Musée ambulant spécifiquement conçue pour le public adolescent devait se déployer dans différentes écoles secondaires et écoles aux adultes de la région de Québec et Chaudière-Appalaches au printemps 2020. Cette proposition comprenait la visite interactive d’une exposition de cinq œuvres d’art actuel issues de la collection du Musée ambulant, permettant notamment d’aborder les thèmes de l’identité et du métissage, et la réalisation d’un atelier de création collective en textile explorant le rapport aux métiers d’art et aux pratiques artisanales comme vecteur d’un rapport à la tradition, à l’identité et à la technologie. Nécessitant de nouvelles innovations techniques pour s’insérer dans le milieu physique et la logistique des écoles secondaires et écoles aux adultes, ce pilote visait également à expérimenter de nouvelles approches en médiation. L’équipe se proposait par exemple de structurer les visites par le développement de concepts-clés émergeant de la discussion avec les participant.e.s, testant l’engagement et l’intérêt des jeunes à jouer ainsi avec des idées de plus en plus abstraites.
Malheureusement, dès la mi-mars 2020, lors de l’annonce de l’état d’urgence sanitaire par le gouvernement du Québec en raison de la première vague de COVID-19, les adolescent.e.s se sont brusquement retrouvé.e.s en confinement avec le reste de leur famille. Anticipant alors un retour en classe en mai, qui ne se concrétisera pas, les jeunes vivaient une situation tout spécialement difficile, avec un grand flou concernant la fin de leur année scolaire et une longue période de flottement avant que ne surviennent de nouvelles directives concernant l’éducation en ligne. Dans ce contexte, notre équipe ressentait l’urgence de proposer, tout particulièrement aux jeunes qu’elle aurait dû rencontrer sur le terrain en avril et mai 2020, la possibilité de vivre une expérience culturelle de groupe malgré le confinement. L’annulation de la tournée, à peine entamée au moment du confinement, aura ainsi fourni un prétexte à la mise sur pied d’une autre proposition, visant toujours les adolescent.e.s, mais repensée de A à Z : un déploiement en ligne, afin de rejoindre les jeunes alors confiné.e.s à la maison pour une période indéterminée. Très rapidement, le projet pilote s’est réorienté vers une série de quatre ateliers hebdomadaires, tenus en visioconférence avec de petits groupes de quatre à six jeunes et une ou deux médiatrices. Ces séances de 45 minutes à une heure se concentraient sur la découverte d’œuvres numériques, encore une fois issues de la collection du Musée ambulant, assorties de la suggestion d’activités de création numérique à poursuivre individuellement entre les séances, en s’appuyant sur des outils numériques (applications mobiles et en ligne) pouvant être rapidement appropriés par les jeunes et réinvestis suite aux activités. Reprenant certaines pistes laissées en plan par la tournée avortée, l’équipe du Musée ambulant a donc élaboré un projet de médiation virtuelle permettant la mise à l’essai de nouveaux outils pour créer des rencontres, les plus riches possible, entre les œuvres et le public, mais aussi entre les participant.e.s et avec les médiatrices.
Évoluant de manière itérative, afin d’inclure les intérêts et contributions des participant.e.s dans la planification du contenu et du déroulement de la séance suivante, ce pilote en médiation virtuelle se voulait également, pour l’équipe du Musée ambulant, une occasion de recherche et de développement, notamment sur les possibles rencontres que peuvent favoriser ce contexte, la manière dont celui-ci force une certaine adaptation de notre approche axée sur le dialogue de groupe autour des œuvres et sur les meilleures pratiques qui viennent soutenir ces rencontres.
De manière plus globale, cette opportunité de concevoir des ateliers en visioconférence et de les mettre à l’essai recèle un potentiel pour la croissance d’activités visant à toucher des publics que le Musée ambulant ne parvient pas encore à rejoindre physiquement. Elle nous permet également de proposer une activité dont la participation se fait sur une base volontaire et « non-supervisée », donc où nous sommes en lien direct avec les jeunes et sans encadrement d’autres adultes (ex. enseignant.e.s ou parents). Alors que les équipements utilisés pour se joindre à la visioconférence variaient grandement (ex. cellulaires, tablettes numériques, ordinateurs portables), en fonction de leur disponibilité à la maison et de l’accès des jeunes à ceux-ci dans un contexte familial de télétravail, l’expérimentation vise aussi à identifier les problèmes et contraintes techniques, logistiques et technologiques qui viennent nuire à l’expérience. Ceci nous permet ensuite de trouver des solutions pour les anticiper, les éviter ou les amoindrir lors de prochains projets en médiation virtuelle.
De plus, bien que des œuvres numériques soient régulièrement présentées dans les activités « physiques » du Musée ambulant, ce pilote en médiation de pratiques en art numérique, auxquelles on accède via l’écran de différents équipements et sur lesquelles on partage via l’espace de la visioconférence, nous offre la chance d’aller vers de nouvelles pratiques artistiques, entre autres en art web et interactif. Par ailleurs, l’adaptation de notre approche de médiation à des œuvres d’art actuel qui s’appuient sur les nouvelles technologies et l’identification des meilleurs contextes et manières d’y accéder — de les rencontrer — sont au cœur de ce que poursuivent activement les autres chantiers d’innovation majeurs au Musée ambulant. Il s’agit de surcroît d’une occasion de tester de nouvelles modalités dans nos activités, par exemple en comparant, par rapport à nos pratiques habituelles, la qualité des échanges en petits groupes (versus grands groupes) et avec une récurrence (versus un événement ponctuel). Enfin, poursuivant le développement et l’adaptation de notre approche de médiation au public adolescent, il est intéressant d’investiguer un contexte où les rapports sociaux sont bien différents que ceux, par exemple, d’un groupe-classe d’une école secondaire.
Les deux médiatrices responsables du projet, moi-même et une autre médiatrice expérimentée du Musée ambulant, adoptant la posture de médiatrices réflexives et un mode de travail collaboratif, nous sommes donc engagées dans une démarche de co-développement qui laisse des traces de son processus. Chaque atelier a en effet été suivi d’un retour écrit puis d’une discussion, elle-aussi en visioconférence, visant à échanger nos impressions sur la qualité des échanges et de l’expérience vécue, les défis rencontrés ainsi que les pistes de solution et d’expérimentation envisagées pour la semaine suivante. Le présent effort de communication, qui résulte de ce projet pilote, a pour objectif de développer non seulement notre compréhension des enjeux sur lesquels nous travaillons, mais aussi d’ouvrir la discussion pour créer de nécessaires ponts entre la pratique et la réflexion scientifique afin de mieux penser la valeur et les enjeux liés à l’utilisation d’outils numériques dans le champ de la médiation.
Il est à noter que ce projet pilote n’a pas été financé par des organismes de recherche et n’a pas été mené dans une démarche encadrée par un certificat éthique. Le consentement des participant.e.s n’a pas été formalisé autrement que par leur consentement verbal. Le consentement écrit des parents ou tutrices et tuteurs a été sollicité pour la participation des jeunes à cette expérimentation en médiation de l’art actuel.
Déroulement du projet de médiation virtuelle
Le projet pilote aura mené à la conception et la réalisation de quatre ateliers axés sur la découverte de différentes œuvres et pratiques artistiques québécoises. Cette série se voulait une occasion d’éveiller les jeunes participant.e.s à l’art numérique, sous ses nombreuses formes, de leur suggérer différents outils de création numérique et de se donner des occasions de réfléchir ensemble aux différents enjeux (esthétiques, technologiques, sociaux, politiques, etc.) évoqués par les œuvres présentées.
Recrutement et formation des groupes
Une première étape fut le recrutement, en début avril, de participant.e.s intéressé.e.s et disponibles pour ce parcours de quatre semaines. Alors que le Québec se trouvait en plein confinement, les jeunes et leurs familles faisaient face à une situation de désorganisation sans précédent, mais vivaient aussi une grande soif de se (re)connecter, de s’occuper et de continuer à se stimuler. Ce contexte extraordinaire aura permis, en quelques jours, de recueillir 21 inscriptions, remplissant rapidement les places prévues pour la formation de quatre petits groupes de quatre à six jeunes. Au moyen d’une publication sur la page Facebook du Musée ambulant, les adolescent.e.s étaient invité.e.s à compléter un court formulaire d’inscription en ligne (GoogleForms) où on leur demandait de confirmer leur intérêt et d’identifier leur motivation à prendre part à l’activité. Les médias sociaux se sont donc révélés un bon moyen de rejoindre un nouveau public, aucun.e.s des participant.e.s, sauf une, n’ayant déjà pris part à nos activités. Alors que la majorité des participant.e.s a vu passer cette invitation par un.e proche leur ayant fait suivre sur Facebook, un courriel, envoyé aux enseignant.e.s dont les classes auraient dû vivre le Musée ambulant au printemps 2020, a également été acheminé et quelques inscriptions semblent avoir découlé de cet envoi.
Suivant ce recrutement initial, les inscrit.e.s furent tou.te.s contacté.e.s et rencontré.e.s en visioconférence individuellement afin de leur expliquer le projet, valider leur intérêt, tester sommairement l’équipement informatique et la plateforme et enfin, demander un consentement parental pour la participation aux activités. En effet, pour tou.te.s les participant.e.s de moins de 18 ans, un courriel envoyé aux parents et requérant leur consentement écrit a été envoyé. Si les parents ont pour la plupart très bien accueilli l’initiative, dans un seul cas, ils ont refusé de laisser leur fille participer aux ateliers et n’ont pas souhaité en apprendre davantage sur le projet, malgré l’offre de les contacter directement. En cours de route, trois jeunes se sont également volontairement retiré.e.s, mentionnant la charge de travail scolaire devenue trop élevée pour leur permettre de poursuivre le parcours.
La relative complexité de ce processus en plusieurs étapes et la communication par courriel (que les jeunes semblent peu ou ne pas utiliser, au lieu, par exemple, du téléphone ou de Facebook) explique peut-être les difficultés à rejoindre les jeunes inscrit.e.s. En effet, au moment de lancer les ateliers, plusieurs jeunes n’avaient pas été rejoint.e.s et, dès le départ, au lieu de la vingtaine anticipée, le nombre de participant.e.s était de douze. Cela nous a toute de même permis de former des groupes en fonction des tranches d’âge (11–12 ans; 13 ans; 14 ans; 15–18 ans) et d’entamer la série à quatre petits groupes, chacun animé par une médiatrice. Afin de rendre les échanges plus riches et dynamiques, toutefois, dès la seconde semaine, les groupes furent combinés (6 jeunes de 11–13 ans et 6 jeunes de 14–18 ans), ce qui nous a également permis d’adopter un mode de travail utile à la recherche où une médiatrice différente animait une des deux séances hebdomadaires, pendant que l’autre, davantage en observation participative, venait à la fois contribuer aux discussions et analyser le déroulement de la séance en vue du retour post-atelier.
Comme la plupart des activités du Musée ambulant privilégient cette animation en duo, entre autres pour développer les pratiques de chaque médiatrice, cette expérience de médiation virtuelle s’est trouvée bien nourrie de la possibilité de pouvoir prendre le temps d’observer et imaginer d’autres avenues possibles pour la médiation. Puisque l’animation d’un atelier sur la plateforme Zoom était une nouveauté pour nous deux, médiatrices, et que l’activité requérait une certaine gestion technologique en plus d’une attention particulièrement exigeante, sur laquelle je reviendrai dans la section suivante, la possibilité d’être en posture d’écoute et d’observation dans l’activité menée par une collègue fut tout spécialement enrichissante pour relever des éléments qui seraient, autrement, passés inaperçus. Nous avions initialement envisagé d’enregistrer les séances à cet effet, pour pouvoir ensuite les réécouter et les commenter, mais cette observation en temps réel et la participation d’une seconde médiatrice nous ont aussi permis de trouver des solutions sur le champ à quelques problèmes techniques ou de soumettre au groupe des points de réflexion ou des informations qui sont véritablement venues enrichir l’expérience. Ce type d’interaction entre médiatrices, dans l’animation, dans la conception des activités et dans la pratique réflexive, est par ailleurs une compétence que nous souhaitons continuer à développer au sein de notre équipe de médiation.
Au final, c’est une dizaine de jeunes de 11 à 18 ans qui a pris part à l’ensemble de la série. Ces adolescent.e.s, originaires de différentes régions du Québec (Québec, Portneuf, Lévis, Bellechasse, L’Islet, Montréal), ont donc pu découvrir les différentes pratiques numériques de plus d’une dizaine d’artistes en art actuel. Le contenu général de ces ateliers est détaillé dans le Tableau 1, qui note également quelques idées et questionnements élaborés par les médiatrices en vue de développer un dialogue autour des œuvres présentées et d’amorcer l’activité de création suggérée. Ces différents points n’auront pas été abordés dans tous les groupes et d’autres concepts ou enjeux pertinents ont par ailleurs émergé de la discussion avec les jeunes. Nous avons aussi adapté le contenu des séances en cours de route, pour intégrer les intérêts des participant.e.s, par exemple pour le jeu vidéo d’art, que nous avons exploré en fin de parcours.
ATELIER 1 – 2020-04-17 | ATELIER 2 – 2020-04-22 | ATELIER 3 – 2020-04-29 | ATELIER 4 – 2020-05-07 | |
Œuvres présentées |
- Mobiliser, œuvre vidéo de Caroline Monnet (MTL); - Titi Star-Trek, un GIF animé de Diane Obomsawin (MTL); - la pratique de collage de la poète Sara Hébert (MTL). |
- Teueikan Umanituma, oeuvre d’animation image par image de Lydia Mestokosho-Paradis (Ekuanitshit); - Limonade, œuvre d’animation image par image de Elisabeth Belliveau (MTL/Edmonton). |
- la pratique de Charles-Étienne Brochu (QC) : série de quatre dessins numériques (Heureux ensemble, Robot, Automne et Love-Mort), série de 9 GIF animés Pouvoirs magiques et documentation d’un projet en réalité virtuelle (Promenade); - oeuvre en cours d’élaboration, L’escalier du grand manoir, de Katerine Dennie-Marcoux (MTL). |
- Il est faux de croire que tu ne reverras peut-être jamais cette belle poubelle pas du tout instable, une «sculpture scrollable» et sonore de Sarah L’Hérault (MTL); - Émile et moi, un jeu d’art poétique d’Émile Grenon (MTL); - Surveillance II, une série d’environnements vidéographiques de Justine Durand (MTL); - Mini-site de dessin interactif de Carol-Ann Belzil-Normand (QC); |
Idées de thèmes/ enjeux à discuter | - Montage vidéo, échantillonage et questions d’autorat en art; - Travail du son vs. de l’image en mouvement; - Enjeux de représentation de la culture autochtone; - Enjeux de transmission, de mémoire, travail d’archives vs création; - Le fanzine, une pratique de réappropriation et de collage. |
- Travail de la ligne/couleur en dessin; - Symbolisme et sens dans l’œuvre; - Rôle du son : vs la semaine passée; - Animation image-par-image (comme technique), différents procédés; - Pourquoi travailler en dessin ? - L’animation en arts et en cinéma/TV |
- Dessin numérique vs dessin “traditionnel”; - Travail de la couleur dans la pratique de CE; - Utilisation de la 3D numérique et travail à l’open source; - Lien thématique et formel au jeu vidéo, à l’esthétique du numérique; - Univers d’artistes, question du style; - Travail d’illustration ou œuvre d’art? Qu’est-ce qui différencie un travail “commercial” d’un travail d’exploration? - Métiers d’artistes. |
- Art web! : le web comme matériel, comme médium, comme galerie; - Interactivité et autorat (qu’est-ce qui est œuvre, qui fait œuvre?); - La programmation à portée de toutes et tous : outils et formations disponibles en ligne / la culture du open source et la communauté maker; - Rôle du ludique et rapport au jeu vidéo; |
Pistes suggérées pour la création | Projet en collage numérique à partir d’une image d’archives trouvée sur BANQ numérique, intégrer un élément découpé sur d’autres images pour détourner le sens/créer une nouvelle scène | Projet en animation image par image : animation en dessin ou d’objets, au choix OU création d’un GIF animé | Projet de création d’un environnement virtuel étrange, une scène d’où émerge une histoire | - Explorer avec les outils présentés; - Aller créer son expérience unique en jouant à un jeu vidéo d’art comme Une porte c’est une fenêtre de Simon-Albert Boudreault, Raphaël Dely & Max Romain ou Infini de Barnaque; - Créer une sculpture numérique avec l’application SculptGL de l’artiste français Stéphane Ginier |
Outils de création numériques | Appli web PhotoScissors (mini-tuto); Appli Android PhotoLayers | Appli téléphone StopMotion Studio (mini-tuto) OU appli web GIF Maker (mini-tuto) | Appli web HomeStyler (mini-tuto) | |
Pour accompagner les participant.e.s dans leur processus de création entre les séances et pour leur permettre de revoir des œuvres ou pousser plus loin l’exploration d’une pratique, des liens vers le contenu présenté durant les séances et ainsi que du contenu additionnel ont été partagés sur un forum privé en ligne (plateforme EdModo). Après avoir accompagné les participant.e.s dans la création d’un compte et dans la familiarisation avec l’environnement de cet outil, nous les avons invité.e.s à partager le fruit de leurs expérimentations en création numérique et des questionnements sur EdModo. Cela nous a permis de maintenir le contact et d’interagir entre les séances, suscitant aussi l’échange entre les jeunes, qui commentaient ou signifiaient leur appréciation du travail des autres. Cette forme d’échange en différé n’a pas été centrale dans la conception du projet, mais a surtout été utilisée comme un moyen de soutenir les échanges se produisant lors des rencontres en visioconférence. Enfin, de petits guides pas-à-pas pour les suggestions d’activités de création, axés sur l’utilisation des outils numériques employés, ont également été produits et partagé sur le forum EdModo.
Résultats : plusieurs défis, beaucoup d’apprentissage
Ce projet nous a amenées à prendre conscience des contraintes majeures que pose le contexte difficile dans lequel nous étions alors toutes et tous plongé.e.s pour le déroulement de projets en médiation virtuelle visant à rejoindre les adolescent.e.s chez elles et eux. En effet, la gestion de l’espace domestique, des équipements informatiques et du réseau disponible au sein des familles en confinement a été un frein majeur dans la participation de plusieurs jeunes qui devaient, par exemple, s’isoler dans un coin inconfortable de la maison pour ne pas être dérangé.e par leurs frères et sœurs, qui n’avaient accès qu’à un téléphone cellulaire ou une tablette numérique désuète, ou qui n’avaient pas suffisamment de réseau ou de données pour participer de manière fluide aux échanges. Ces limitations logistiques, matérielles et technologiques, bien qu’exacerbées par le confinement, demeurent un enjeu très présent pour la participation à de telles activités.
De plus, à partir de la mi-avril, nous avons toutes deux, médiatrices, senti une différence marquée dans l’attitude des participant.e.s, changement que nous avons en partie associé au « retour des écoles » dans la vie des jeunes. Après une longue période d’incertitude, les participant.e.s, pour la plupart étudiant.e.s au secondaire, se sont soudainement mis à recevoir un grand nombre de communications, à devoir gérer de multiples rencontres en ligne et des devoirs… et des indications contradictoires quant au caractère obligatoire ou non de ces travaux. Lors des séances, plusieurs participant.e.s ont par ailleurs partagé leur sentiment d’anxiété croissante liée à la durée du confinement et au sentiment d’être laissé.e.s pour compte dans la gestion de la crise. Devant cette sursollicitation et l’omniprésence de l’écran (pour les rencontres scolaires, le divertissement et toutes les communications), nous avons évoqué avec les groupes la possibilité d’annuler la dernière séance. Bien que quelques jeunes n’aient effectivement pas participé au dernier atelier, c’est à la demande des participant.e.s que nous avons tout de même réalisé la dernière rencontre. Il nous est toutefois apparu que des activités comme les nôtres, articulées autour de l’engagement des participant.e.s, perdaient de leur pertinence dans ce contexte, tout spécialement en ayant le bien-être des jeunes en tête.
Enfin, en plus du contexte difficile, nous nous sommes heurtées, tel que discuté plus tôt, à certains défis de recrutement et de rétention, notamment en raison de la motivation variable des jeunes (les moins intéressé.e.s étaient celles et ceux dont les parents avaient forcé l’inscription) et des échanges courriels difficiles. Facebook (presque tou.te.s les participant.e.s en faisaient un usage actif), comme moyen de communication ou comme plateforme d’échange, nous aurait semblé plus efficace, mais le souci de ne pas investir la vie privée des participant.e.s nous a amenées à préférer le courriel et EdModo. C’est probablement un questionnement à réinvestir lors d’une prochaine activité, en fonction de la possibilité d’impliquer les parents dans cette prise de décision.
Ceci fait partie des apprentissages, fort nombreux, que nous tirons de l’expérience. Sur le plan de la structure, nous évaluons que la durée (45 minutes à 1h) et la taille des groupes (4 ou 5 participant.e.s et une ou deux médiatrices) nous permettaient d’amorcer des discussions enrichissantes et d’aller suffisamment en profondeur. Nous avons aussi observé que la récurrence des ateliers était très utile dans l’objectif de mettre en place des dynamiques d’échange qui suscitent un bel engagement des jeunes avec les œuvres. Notre approche par questionnement devenant de plus en plus familière, la glace se brise plus rapidement, les jeunes se sentent de plus en plus à l’aise de s’exprimer sachant que cette contribution est bien accueillie des autres et encouragée par les médiatrices. La récurrence amenait toutefois des défis au plan des communications et de la rétention des participant.e.s, non-supervisé.e.s et volontairement engagé.e.s dans l’activité : sans nos rappels hebdomadaires concernant l’heure de rendez-vous et le renvoi du lien vers la visioconférence, nous pensons que plusieurs jeunes auraient tout simplement oublié de se connecter à l’atelier.
La récurrence de ces activités nous semble avoir conduit au développement d’une forme de communauté à l’intérieur de chaque groupe de jeunes, initialement des inconnu.e.s de différents âges et provenances, dans l’espace numérique. L’anecdote de deux d’entre elles qui se croisent par hasard au courant de l’été et qui se reconnaissent avec plaisir, se souvenant des productions de l’une et de l’autre, nous a rappelé les liens qui peuvent véritablement se créer par un échange, même virtuel. Favorisant un certain anonymat et la possibilité d’interagir avec d’autres personnes qui ne font pas partie du même milieu social, nous nous questionnons sur le potentiel que l’environnement virtuel recèle pour l’élaboration de dynamiques d’échange probablement plus ouvertes et inclusives que celles de la classe… Nous avons aussi observé que le forum EdModo a permis aux jeunes de partager leurs créations individuelles et de les valoriser. Ainsi, entre les séances, les réalisations mises en ligne par les participant.e.s suscitaient des commentaires (ex. « C’est vraiment beau ce paysage! ») ou récoltaient des marques d’appréciation par la fonction « J’aime » intégrée à l’application EdModo. Durant les échanges en visioconférence, les jeunes ont progressivement gagné en assurance pour échanger entre elles et eux. Par exemple, à l’atelier 3, lors du retour sur la création en animation image par image de la semaine, plusieurs jeunes se sont échangés des astuces et ont souligné l’inventivité des solutions trouvées par d’autres. Autant lors des ateliers en visioconférence que sur le forum, nous avons été témoins de très belles interactions entre les participant.e.s, qui s’encouragent et se complimentent.
Bien que la plupart des participant.e.s, même les plus jeunes, aient été relativement à l’aise avec les outils employés, l’accompagnement technologique et le développement des compétences numériques a pris une place importante dans ce projet. Les quelques problèmes techniques survenus ont toutefois pu être surmontés grâce au suivi offert par la médiatrice entre les ateliers ou lors de ceux-ci. Outre la nécessité d’une solide formation des médiatrices relativement aux outils utilisés, nous estimons que l’implication des jeunes dans la résolution des problèmes techniques, facilité par la petite taille des groupes, a été bénéfique. Par exemple, lors du second atelier, revenant sur la création en collage numérique, deux participantes ayant réalisé une création à partir de différentes applications mobiles téléchargées sur leur cellulaire personnel ont offert une brève présentation de l’outil employé et de ses avantages. Lors de l’atelier 4, une participante ne parvenant pas à ouvrir le son de la page web contenant l’œuvre de Sarah L’Hérault à explorer s’est vue proposer par une autre participante d’observer la manœuvre à effectuer au moyen du partage d’écran. Ainsi, les participant.e.s se sont régulièrement entraidé.e.s, se donnaient des trucs, partageaient leur écran, favorisant encore une fois non seulement la création d’une communauté de partage autour de l’activité de découverte artistique, mais aussi une communauté d’apprentissage technologique.
Offrant le même atelier deux fois, mené chaque fois par une médiatrice différente, alors que l’autre se trouve davantage dans un mode d’observation et de participation, ce pilote nous aura permis d’expérimenter sur le plan du contenu et des stratégies de médiation. Nous en tirons plusieurs nouvelles pistes à explorer, tant dans le choix des œuvres présentées que dans la manière de les approcher et de, technologiquement, les présenter. Par exemple, les œuvres vidéo, sonore ou à durée fixe posent des défis pour l’écoute en groupe, mais le partage d’écran et le contrôle de la lecture par la médiatrice semble relativement bien fonctionner si la connexion internet permet à la qualité du son et de l’image d’être suffisante. Les œuvres web, toutefois, s’explorent beaucoup mieux individuellement. Une période d’exploration chacun.e de son côté, suivie d’une discussion où la médiatrice peut, en partage d’écran, revenir sur certains éléments soulevés par les contributions des jeunes, mène à de beaux échanges où l’œuvre demeure centrale. Par exemple, dans la découverte de l’œuvre web de Sarah L’Hérault, à l’atelier 4, chaque participant.e aura pris le temps d’explorer l’œuvre de manière libre, certain.e.s ayant accès à la composante sonore de l’œuvre sur leur appareil, alors que d’autres non. Une réflexion sur le son et le choix des mots prononcés par l’artiste a tout de même pu être abordée en groupe, grâce au partage d’écran avec son de la médiatrice. Des discussions sur certains éléments ciblés par les participant.e.s (ex. une série d’éléments évoquant un bateau, un alphabet étranger, le clignotement d’une section, etc.) ont aussi pu être développées en groupe, la médiatrice repérant et pointant l’élément en question en partage d’écran.
Certaines pratiques étant plus proches de ce avec quoi ce public est déjà familier, elles servent de bonnes portes d’entrée pour générer l’engagement et nourrir une posture d’attention qui rend ensuite d’autres œuvres plus accessibles. Par exemple, le plus grand enthousiasme manifesté pour l’œuvre de Katerine Dennie-Marcoux par le second groupe rencontré lors de la troisième semaine d’activité, nous semble attribuable au fait d’avoir d’abord exploré la pratique de Charles-Étienne Brochu, dont l’esthétique inspirée des jeux vidéo commerciaux de simulation de vie (ex. les Sims) est bien connue des jeunes. Avec le premier groupe, nous avions tout de suite plongé dans l’univers de Dennie-Marcoux pour aborder la 3D numérique, mais son oeuvre, s’inspirant d’une esthétique dite de « l’ancien web » (old web), en vogue actuellement mais probablement moins connue des jeunes participant.e.s, avait suscité peu de réactions. Un des participant.e.s avait toutefois noté que l’œuvre « manquait de détails » et était « mal dessinée ». En contraste, les commentaires du second groupe ont porté sur le caractère tout aussi énigmatique des œuvres de Brochu et de Dennie-Marcoux présentées, un aspect apprécié des participant.e.s, et de l’intérêt des deux artistes pour la couleur. Nous avons observé que cette stratégie, au plan de la progression, est encore plus importante dans l’espace virtuel car, contrairement à l’espace physique, une fois désengagé.e.s, les participant.e.s sont plus difficiles à rattraper.
En effet, l’expérience soutenue par l’outil de visioconférence est stimulante, mais particulièrement exigeante, physiquement comme intellectuellement. C’est le cas pour l’attention et l’engagement requis de la part des participant.e.s, mais aussi tout spécialement pour les médiatrices, en raison des imprévus technologiques et du formatage de la discussion liée au médium : le son de la personne qui prend la parole coupe celui des autres, on ne peut pas toujours se voir en même temps, etc. Comme toutes les expériences de visioconférence qui visent à favoriser une discussion, la forme de présence générée par cet outil ne permet pas encore la même fluidité dans les conversations. Adopter un bon rythme pour le déroulement des activités et le maintenir est tout spécialement ardu. Nous estimons donc que ce type de médiation, très exigeante, doit non seulement être mené par des médiatrices expérimentées, mais les activités doivent se ponctuer de différents moments d’engagement. Des explorations libres, par exemple, permettent de mieux s’approprier les œuvres qui nécessitent une pleine attention (surtout les œuvres à la fois visuelles et sonores) et qui reposent sur l’interactivité. Nous pensons que de les prolonger par des activités de création à faire soi-même offre aussi un espace pour se familiariser avec les médiums employés par les artistes et ainsi mieux comprendre leurs choix. Outre les défis posés, un constat de cette expérimentation est certainement le caractère encore peu exploré des possibilités offertes par les fonctionnalités de l’outil de visioconférence (ici Zoom), par exemple, le partage d’écran ou le partage de fichiers et de liens, pour l’exploration en parallèle ou en commun des œuvres. Par ailleurs, suite à l’explosion de la demande liée au contexte du confinement, les différentes plateformes de visioconférence innovent et offrent déjà de multiples fonctionnalités inexistantes au printemps 2020. Celles-ci mériteraient d’être explorées puisqu’elles sont susceptibles de modifier l’expérience, par exemple en offrant une meilleure configuration du partage d’écran et des mosaïques des participant.e.s, la possibilité de voir les silhouettes des participant.e.s dans un même lieu plutôt que dans des fenêtres séparées, ce qui aide à créer une ambiance de groupe, de même que des fonctionnalités pour réagir en temps direct lorsque quelqu’un parle, sans lui couper la parole (utilisation d’émojis en direct, la possibilité de lever la main virtuellement, etc.). Nous y voyons, pour les médiatrices comme pour les participant.e.s, un grand potentiel susceptible de diversifier les modes de découverte d’une œuvre et de créer des zones de liberté à ouvrir à l’intérieur d’activités plus structurées. Pour le Musée ambulant, la médiation virtuelle demeure donc une zone à investir et exploiter, mais dans un contexte qui nous permettra de mieux la vivre.
Discussion : pistes d’intégration et expérimentations futures
Dans un article à l’intention des professionnel.le.s de la médiation tirée d’une série portant sur la médiation culturelle en confinement, Rouleau (2020) lançait la question suivante : « Pourrait-on envisager la médiation culturelle numérique, territoire de potentialités et de limites, comme un laboratoire pour informer les pratiques de médiation en présentiel ? » (Rouleau 2020, 6). Pour le Musée ambulant, la réponse est un oui enthousiaste. L’espace numérique est déjà un espace investi par les artistes : des œuvres y sont pensées, certaines y vivent exclusivement. Il faut donc nécessairement s’aventurer sur ce terrain pour trouver de nouvelles façons d’entrer en relation avec ce type d’expériences, qui n’est plus si nouveau bien qu’en constante évolution. En effet, nous remarquons un certain décalage entre les pratiques en art actuel connues du grand public et les expérimentations que mènent présentement les artistes, notamment avec le numérique. Nous estimons que c’est en vaste partie un problème d’accessibilité et nos actions, comme organisme, visent justement à diffuser et assurer la médiation de ces pratiques auprès de publics qui autrement pourraient ne jamais les rencontrer. Outre la possibilité de rejoindre de nouveaux publics, donc, les apprentissages tirés de ce pilote nous permettront d’enrichir l’ensemble de nos actions de médiation, que celles-ci soient développées en chair et en os ou à distance.
En résumé, voici les principales observations que ce projet nous amène à considérer :
– un encadrement et une logistique plus structurés/structurants, par exemple en offrant l’activité en mode scolaire ou en parascolaire;
– un meilleur contrôle des équipements informatiques employés, par exemple en fournissant la flotte d’équipements et/ou en choisissant des équipements facilement accessibles par tou.te.s les participant.e.s, comme le téléphone intelligent;
– un plus grand volume d’activités afin de parvenir à véritablement améliorer la pratique, à identifier les meilleurs parcours et à ouvrir des espaces plus participatifs et inclusifs pour les contributions du public;
– le repérage ou même le développement d’outils numériques qui permettent la cocréation, comme nous le faisons habituellement dans les activités « en chair et en os », afin de favoriser la rencontre, de créer du liant (Trembley 2020);
– la consultation de travaux professionnels et scientifiques, pour une meilleure compréhension de l’éventail des usages et pour assurer la maitrise des outils utilisés. Ceci inclut potentiellement comment les médiatrices et les participant.e.s se comportent face à ces outils, de même que les résistances et détournements, adaptations et négociations qu’impliquent l’appropriation d’outils numériques et leurs usages (comme le notent Sandri [2016] et Vidal [2014], dans le contexte muséal).
D’ailleurs, suite à l’expérience menée au printemps 2020, notre équipe a décidé de lancer un nouveau projet majeur qui s’appuiera notamment sur la médiation virtuelle en visioconférence pour faire vivre des expériences enrichissantes de découverte artistique et de création dans des classes du primaire et du secondaire. Alors que d’autres projets pilotes viendront explorer l’intégration de ce type de médiation au contexte scolaire, les observations développées dans le cadre de la série d’ateliers avec des adolescent.e.s en confinement nous serviront à développer une proposition stimulante de médiation virtuelle de pratiques en art actuel.
Médiation virtuelle : quelles rencontres possibles ?
Revenant à la question au cœur de notre approche de médiation, est-ce que les activités menées ont bel et bien permis la rencontre et si oui, laquelle ou lesquelles? Cette réflexion, animant la conception de nos activités et nos stratégies de médiation, nous a accompagnées tout au long du processus, alimentant notre désir de susciter l’engagement et le dialogue autour des œuvres.
Pour nous, il semble clair que la rencontre avec des pratiques artistiques et des œuvres numériques a été favorisée par la série d’ateliers. Par exemple, suite à l’écoute de la vidéo Mobiliser de l’artiste Caroline Monnet, les échanges avec un des groupes se sont concentrés sur l’aspect sonore de l’œuvre, dont la trame est la pièce Uja de Tanya Tagaq Gillis. L’intensité de la pièce, aux chants de gorge rapides qui s’intègrent aux sonorités punks, suit la séquence rythmée d’images en mouvement, des extraits d’archives de l’Office national du film remaniés par Monnet. La vidéo se conclut toutefois par une déambulation plus lente d’une jeune femme autochtone dans le Montréal des années 60. Un participant y a noté la dualité entre l’aspect oppressant de la musique, lui évoquant la cacophonie urbaine, et la confiance calme qui émane de la marcheuse, comme imperméable aux bruits ambiants. Une autre participante a quant à elle fait remarqué que l’intensité de la musique était palpable dès les débuts de la vidéo, alors que des images prises en forêt ou dans la rivière se succédaient, ces rythmes lui rappelant plutôt l’aspect dynamique et vivant de la nature. Une troisième participante a alors mentionné que le silence peut lui aussi être oppressant, un sentiment qu’elle a relié à la situation déstabilisante du confinement. Le reste du groupe abondant dans le même sens, pour la médiatrice, ces commentaires ont complètement renouvelé le regard sur l’œuvre de Monnet dont elle n’avait pas pensé discuter de la dimension sonore, l’atelier ayant d’abord été envisagé pour aborder le travail d’échantillonnage et de réinterprétation d’archives par l’artiste.
Outre la richesse des discussions et des interprétations échangées lors des séances de visioconférence, nous avons pu constater que certain.e.s participant.e.s ont poursuivi la recherche par la suite et ont également pu tracer des liens entre des œuvres vues à différents moments du parcours ou dans d’autres contextes. Le travail de collage numérique et d’animation de Diane Obomsawin, exploré dans la première séance, a par exemple été rappelé par une participante lors du dernier atelier, lors de la découverte de la « sculpture scrollable » de Sarah L’Hérault, contenant elle-aussi animations et collages numériques. Quelques participant.e.s ont aussi mentionné avoir exploré le site web de Charles-Étienne Brochu suite au survol fait en groupe lors du deuxième atelier. Pour nous, ces traces d’engagement constituent à la fois le signe et le résultat de rencontres fécondes avec des œuvres.
Ayant toutefois réalisé que certaines œuvres étaient moins accessibles avec les outils alors à la disposition des jeunes, notamment en raison de l’obsolescence rapide des applications requises et des différences de performance de chaque appareil, nous estimons que des considérations logistiques, matérielles et technologiques doivent guider le choix des œuvres et des moyens de les faire vivre pleinement. Dans le cas de la dernière séance, par exemple, plusieurs participant.e.s ne sont pas parvenu.e.s à ouvrir le mini-site de Carol-Ann Belzil Normand pour des raisons technologiques. Les œuvres d’art web, les œuvres plus « lourdes » (requérant une vitesse rapide de transfert de données) ou avec des composantes sonores conçues pour certains navigateurs précis nécessitent une exploration de groupe bien planifiée, en s’assurant à l’avance que les outils et logiciels entre les mains des participant.e.s sont adéquats.
Une autre rencontre qui semble avoir pu se déployer dans le contexte de ce projet pilote est la rencontre avec la création numérique. Outre les réalisations des participant.e.s, parfois très élaborées, remplies d’humour et de créativité, nous estimons que la découverte de nouveaux outils et le niveau d’appropriation élevé (en très peu de temps!) de ces derniers témoignent des horizons créatifs ouverts par l’expérience. L’invitation à créer en animation image par image, suite au second atelier, a mené à des expérimentations très engagées, trois participantes d’un même groupe produisant des vidéos de plus d’une minute et mobilisant toutes sortes de dispositifs à partir d’objets du quotidien (ex. humidificateur pour générer de la fumée ou un tourne-disque pour créer un mouvement) pour créer des effets spéciaux. Suggérant elles et eux-mêmes d’autres outils appréciés, pour la manipulation d’images photographiques par exemple, les jeunes font preuve d’une utilisation critique et engagée de la multitude d’applications web et mobiles maintenant disponibles pour la création.
Cet usage non seulement créatif, mais artistique des nouvelles technologies nous semble confirmer le potentiel de rencontre avec la création qui se déploie dans l’espace numérique. Malgré un accompagnement limité de notre part et la grande diversité d’équipements informatiques utilisés, nous estimons que le choix de survoler un éventail d’outils numériques (sélectionnés précisément pour leur appropriation rapide) a ouvert plusieurs portes et était approprié dans le contexte de cette série de seulement quatre ateliers hebdomadaires, mais n’a peut-être pas permis d’aller très en profondeur dans la création. Par exemple, si la création en animation image par image proposé à la deuxième séance a été foisonnante, l’outil proposé pour la création suite à la troisième séance, un logiciel gratuit en ligne permettant de générer des environnements numériques en 3D, a mené à peu de réalisations partageables. Suivant leur retour, les participant.e.s semblent avoir pu s’approprier le fonctionnement de base de l’outil, mais ont eu de la difficulté à en exporter des captures d’écran et les enregistrer de manière à pouvoir les partager sur la plateforme Edmodo. D’autres approches pourront être expérimentées dans le futur, si le contexte des activités de médiation le rend pertinent.
Enfin, bien que la visioconférence structure les échanges et en limite la durée (notamment à cause du rythme, de l’attention requise, du formatage de la discussion que ce médium induit), nous pensons que la rencontre avec l’autre est l’une des belles possibilités offertes par ces activités en médiation virtuelle.
Avec des groupes de quatre ou cinq participant.e.s, où l’interaction coule plus naturellement, nous avons l’impression d’avoir assisté à l’émergence de petites communautés de réflexion et de partage, qui, bien que contrainte par des défis logistiques et technologiques liés au confinement, était appréciée à leur juste valeur dans le contexte d’isolement alors vécu. Un collage numérique réalisé par un participant suite au premier atelier, mettant en scène le directeur de la santé publique du Québec, Dr. Horacio Arruda, dont les pupilles et les paumes auraient été remplacées par des virions du SARS-CoV-2, aura fourni au groupe une soupape humoristique appréciée dans cette période difficile et aura généré un espace pour échanger sur l’impact de la pandémie sur nos vies. Pour nous, cet exemple témoigne du pouvoir de la création comme vecteur d’action, même dans un contexte social où un sentiment d’impuissance devient généralisé. Dans cette perspective, à l’écoute des commentaires très personnels et réflexifs émanant des jeunes dans la discussion des œuvres présentées, nous croyons que cet espace de partage et de découverte, créé dans la rencontre et la médiation virtuelle avec des œuvres d’art, peut générer des rencontres avec soi-même, d’une manière tout aussi engageante et sensible que dans l’espace physique d’une exposition du Musée ambulant.
Quelques remarques en conclusion
Imbriqué dans les dynamiques économiques propres au contexte sociopolitique et grandement fragilisé par la crise sanitaire, le milieu culturel québécois lutte, au moment d’écrire ces lignes, pour assurer sa survie. Investir l’espace numérique représente alors un moyen de rester présent, de garder une pertinence et de fournir une offre culturelle exigée par les bailleurs de fonds de la culture subventionnée. De nombreuses initiatives culturelles menées au printemps 2020, comme celle du Musée ambulant, découlent d’un réflexe de vouloir (ré)agir, de prendre parole, mais sont aussi sujettes à être guidées par le réflexe de continuer à produire en ces temps de décélération forcée, d’anxiété collective. Participant d’une logique à sens unique, la production d’une offre culturelle risque ainsi de devenir un objectif en soi, où la diffusion de produits culturels devient le principal enjeu du développement de projets numériques.
Mais pour les professionnel.le.s de la médiation culturelle, comme en faisait état les discussions entre médiatrices lors d’une rencontre virtuelle du Regroupement des médiateurs.trices culturel.le.s du Québec (rMcQ) tenue en avril 2020, les actions de médiation culturelle doivent éthiquement se développer pour le bénéfice du public (et du rayonnement des œuvres). Alors que le contexte du confinement nous pousse à expérimenter avec la médiation virtuelle et à en explorer de nouvelles possibilités, il ne faut pas perdre de vue l’objectif premier de notre pratique en médiation de l’art actuel qui est d’en ouvrir l’accès à toutes et tous, de servir à la construction de liens. Ainsi, ce qu’autorisent les nouveaux outils numériques et les technologies de l’information et de la communication doit d’abord et avant tout être l’ouverture d’espaces de rencontres, les plus fécondes et enrichissantes possible, entre l’art et ses publics. Cette notion de rencontres, multiples et interreliées, vient nourrir une conception de la médiation culturelle qui dépasse la simple mise en relation d’un public et d’une proposition artistique pour l’envisager comme une pratique de co-construction de liens qui inscrivent les œuvres comme des expériences sensibles, à la fois individuelles et collectives. En s’attardant à définir et évaluer la richesse des rencontres produites par les activités de médiation virtuelle de l’art numérique avec de petits groupes d’adolescent.e.s en confinement, ce projet pilote nous a permis d’approfondir notre conception de la médiation comme un espace de rencontre dynamique qui se tisse, en temps réel, aux seins de réseaux sociaux, matériels et technologiques.
Nous espérons donc que les apprentissages que nous avons pu faire au cours de ce projet pilote pourront être utiles à d’autres actrices et acteurs du milieu culturel qui souhaitent, comme nous, réfléchir et susciter les occasions que génère l’art de se rencontrer, à la fois dans le réconfort et le trouble qu’exige notre époque.
Reconnaissance
Les rédacteurs en chef invités remercient le Conseil de recherches en sciences humaines pour l’aide financière accordée.
Intérêts Concurrents
L’auteur n’a aucun intérêt concurrent à déclarer.
Les contributions de l’auteur
Éditorial
Rédacteurs en chef invités:
Marie-Claude Larouche, professeure titulaire, Département des sciences de l’éducation, co-directrice depuis 2018 du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (lrpc.ca), Université du Québec à Trois-Rivières, Canada.
Hervé Guay, professeure titulaire et directeur, Département de lettres et communication sociale, co-directeur de 2015 à 2021 du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (lrpc.ca), Université du Québec à Trois-Rivières, Canada.
Éditrice de section et Rédactrice en chef
Justine Dubrule, The Journal Incubator, Université de Lethbridge, Canada.
Rédactrice du texte
Émilie Rouillard-Beauchesne, The Journal Incubator, Université de Montréal, Canada
Redactrice de la bibliographie
Christa Avram, The Journal Incubator, Université de Lethbridge, Canada
Notes
- Couramment utilisé sur le web, un GIF (Graphics Interchange Format) animé est un type de fichier numérique qui comprend plusieurs images se succédant rapidement pour l’obtention d’une animation courte, jouée en boucle [^]
Références
Auray, Nicolas, et Sylvaine Bulle. 2016. « Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de la réalité ? ». SociologieS. DOI: http://doi.org/10.4000/sociologies.5718
Beauchemin, William-J., Daniel Blémur, Nadia Duguay, et Maxime Goulet-Langlois. 2014. « De l’inégalité des intelligences à la médiation intellectuelle. Effets et enjeux propres à une conception politique du savoir ». Globe 17 (2) : 45–68. DOI: http://doi.org/10.7202/1036237ar
Bordeaux, Marie-Christine. 2016. « La médiation est-elle un concept dépassé? ». Dans Les mondes de la médiation culturelle, sous la direction de Cécile Camart, François Mairesse, Cécile Prévost-Thomas, et Pauline Vessely, 39–61. Paris, France : L’Harmattan.
Bordeaux, Marie-Christine, et Élisabeth Caillet. 2013. « La médiation culturelle : pratiques et enjeux théoriques ». Culture & musées (hors série) : 139–163. DOI: http://doi.org/10.4000/culturemusees.749
Cambone, Marie. 2019. « La médiation patrimoniale à l’épreuve du «numérique» : médiation patrimoniale, médiation documentaire et médiation expérientielle ». Revue française des sciences de l’information et de la communication 16 : 1–14. DOI: http://doi.org/10.4000/rfsic.5689
Casemajor, Nathalie, Marcelle Dubé, et Ève Lamoureux. 2017. « Critique(s) et médiation culturelle. » Dans Expériences critiques de la médiation culturelle, sous la direction de Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, Jean-Marie Lafortune, et Ève Lamoureux, 3–31. Québec, QC : Presses de l’Université Laval.
Chevry Pébayle, Emmanuelle. 2019. « Musées et environnement numérique : quelles stratégies des professionnels des musées. » Les cahiers du numérique 15 (1) : 217–236. Consulté le 23 août 2021. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2019-1-page-217.htm. DOI: http://doi.org/10.3166/lcn.15.1-2.217-236
Culture pour tous. 2021. « Présentation de la médiation culturelle ». Consulté le 23 août. https://www.culturepourtous.ca/professionnels-de-la-culture/mediation-culturelle/.
Exeko. 2015. « Définition médiation intellectuelle ». Consulté le 23 août 2021. https://drive.google.com/file/d/0B-e-obRqVod4TU9JajlrM091c1k/edit?usp=sharing (12 mars 2015).
Fourcade, Marie-Blanche. 2014. « Lexique : la médiation culturelle et ses mots-clés ». Consulté le 23 août 2021. https://www.culturepourtous.ca/professionnels-de-la-culture/mediation-culturelle/wp-content/uploads/sites/6/2015/05/lexique_mediation-culturelle.pdf.
Gellereau, Michèle. 2018. « Processus dynamique, pratiques hybrides et engagement de la recherche : les médiations culturelles en débat ». Études de communication 50 (1) : 57–74. DOI: http://doi.org/10.4000/edc.7493
Lacerte, Sylvie. 2007. La médiation de l’art contemporain. Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord.
Lafortune, Jean-Marie. 2013. « L’essor de la médiation culturelle au Québec à l’ère de la démocratisation ». Bulletin des bibliothèques de France (BBF) no̊ 3 : 6–11. Consulté le 24 août 2021. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-03-0006-001.
Lemaire, Marie-Hélène. 2015. « Penser en mouvement : une étude collaborative de l’animation comme pédagogie alternative pour la visite de groupe dans l’exposition d’art contemporain ». Thèse de doctorat, Université Concordia. Consulté le 24 août 2021. https://spectrum.library.concordia.ca/980609/.
Montoya, Nathalie. 2009. « Médiateurs et dispositifs de médiation culturelle : contribution à l’établissement d’une grammaire d’action de la démocratisation de la culture ». Thèse de doctorat, Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III. Consulté le 24 août 2021. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01342257/document.
Rancière, Jacques. 1987. Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Paris : Fayard.
Rouleau, Jonathan. 2020. « La médiation culturelle en confinement : action culturelle, confinement et numérique : les «nouveaux» territoires de la rencontre ». Artenso (3 juin 2020). Consulté le 24 août 2021. https://artenso.ca/wp-content/uploads/2020/06/20200601_artenso_mediation_culturelle_confinement_texte_08.pdf.
Saez, Jean-Pierre. 2018. « Les paradoxes de la médiation culturelle ». Observatoire des politiques culturelles 51 (1) : 1–2. DOI: http://doi.org/10.3917/lobs.051.0001
Sandri, Éva. 2016. « Les ajustements des professionnels de la médiation au musée face aux enjeux de la culture numérique ». Études de communication 46 : 71–86. DOI: http://doi.org/10.4000/edc.6557
Trembley, Camille. 2020. « La médiation culturelle en confinement : la cocréation : une méthode pour un espace numérique rassembleur ? ». Artenso (22 avril 2020). Consulté le 24 août 2021. https://artenso.ca/wp-content/uploads/2020/04/20200420_artenso_mediation_culturelle_confinement_texte_02.pdf.
Vidal, Geneviève. 2014. « Critique et plaisir au cœur des usages des médiations numériques muséales ». Interfaces numériques 3 (1) : 164–177. DOI: http://doi.org/10.3166/rin.3.163-177