1. Introduction

La didactique des langues piétine encore aujourd'hui. La "révolution dans l'art d'apprendre" (Saféris 1978) qu'on nous avait annoncée en 1978 a fait peu de convertis, et ce malgré les discours très séduisants sur l'augmentation de notre potentiel d'apprentissage grâce à une meilleure appréciation des capacités du cerveau humain. Parmi les méthodes s'inspirant de ce progrès des deux dernières décennies, ni la suggestopédie (Bancroft 1978, Bélanger 1978, Galisson 1983, Lozanov 1978), ni l'approche communautaire (Curran 1972, 1982), ni les méthodes par le silence (Gattegno 1963, 1976) ou par le mouvement (Asher 1982), n'ont eu l'impact qu'on aurait souhaité. L'enseignement/apprentissage des langues est demeuré à ce jour partagé entre le structuralisme de B.F. Skinner et le rationalisme de N. Chomsky. À l'heure actuelle, sous l'avènement de l'âge numérique et de l'approche cybernautique qu'il véhicule, l'ELANTE ("enseignement des langues assisté par les nouvelles technologies éducatives") nous met en face du nouveau paradigme de la "connectivité" que D. de Kerckhove décrit comme "le médium de communication le plus compréhensif, le plus innovatif, le plus complexe de tous, à l'exception du langage humain lui-même" (notre traduction [1]). Par rapport aux approches pédagogiques que nous venons d'énumérer, l'enjeu cette fois-ci est plus vaste et sans précédent; l'amalgame paradoxal d'interactivité et d'apprentissage autonome auquel mène l'ELANTE nous pose le défi d'une exploitation réfléchie et concertée globale de ces nouvelles modalités de découverte solitaire – le cybernaute est d'abord un explorateur – et d'interaction coopérative.

En secouant la didactique de sa léthargie, l'approche cybernautique ne doit pas subir le même sort que celui de tant d'autres méthodes avant elle. Nous préférons lui prédire un rôle plus positif, car en redéfinissant la nature même des trois pôles qui constituent toute situation d'apprentissage, à savoir, ceux de l'enseignant, de l'apprenant et du savoir (dans le cas présent la maîtrise d'une langue), cette approche change fondamentalement notre façon de concevoir l'enseignement/apprentissage.

2. De quelques perceptions partagées

L'ampleur de la révolution informationnelle explique le large éventail des idées qu'on se fait de son apport; certaines sont fondées, d'autres moins. Toutefois leur reflet se distingue partout, tant au niveau des subjectivités qu'à celui des structures institutionnelles chargées de l'enseignement/apprentissage des langues secondes (L2). Parmi les impressions qui se répandent, nous voudrions en souligner trois: (1) elle est nécessairement bouleversante, d'où les espoirs mais aussi les réticences qu'elle inspire; (2) elle est libératrice, d'où son impact, perturbateur pour certains, sur les habitudes des participants dans le projet d'enseignement/apprentissage; (3) elle est égalitaire, d'où sa reconfiguration de la relation, plus hiérarchique autrefois, entre tous les partenaires du processus. Dans les paragraphes qui suivent, nous nous proposons de dégager les principes théoriques de l'approche cybernautique ainsi que ses pratiques caractéristiques, en examinant ces pratiques à la lumière de réflexions récentes d'ordre épistémologique et en mesurant les effets, réels et potentiels, sur l'enseignement/apprentissage dans le domaine qui nous intéresse plus particulièrement.

3. De quelques principes théoriques de l'approche cybernautique

C'est à la lumière de ces perceptions qu'il nous faut réfléchir sur certains principes théoriques de l'approche cybernautique. Les recherches sur les modalités cognitives redéfinissent profondément la situation des apprenants et il semble de plus en plus clair qu'un enseignement centré sur l'enseignant n'est pas à même d'encourager leur maturation lors de l'effort d'acquérir une nouvelle langue. En revanche, l'approche cybernautique ouvre des horizons attirants, par la décrispation et la responsabilisation des apprenants, par la mise en avant de la communication, et par l'interactivité accrue entre ces derniers et les enseignants, lesquels deviennent dorénavant leurs accompagnateurs.

3.1. L'apprentissage institutionnalisé d'une langue est une source constante de stress, donc un obstacle psychologique efficace entraînant gêne et insécurité: "Se voir destitué, ne fût-ce que temporairement de son pouvoir linguistique est pour la plupart des apprenants quelque chose d'inhibant." (Bogaards 1991: 124). Or on sait que moins l'apprenant focalise sur l'objet d'étude (la langue) plus il se sent à l'aise dans l'activité d'apprentissage, et plus le filtre affectif baisse (Krashen 1982, Krashen & Terrell 1983). Voilà pourquoi toutes les méthodes dites non conventionnelles ont recours à un auxiliaire et ceci dans le but de détourner l'attention du processus d'apprentissage: le concert musical (la suggestopédie), les accessoires (la méthode par le mouvement), le magnétophone au centre du cercle d'apprenants (dans l'approche communautaire), voire les réglettes de couleur (méthode par le silence). Justement, l'approche cybernautique, elle aussi, en plus de présenter un outil ludique, fournit à l'apprenant au moment de la communication un écran de "défense" derrière lequel il n'est pas forcé de réagir instantanément. Le fait aussi que, dans l'expérience de Cambridge (voir le projet LEVERAGE, à 4 ci-dessous), l'utilisation de la langue maternelle (L1) n'est pas proscrite au départ permet, bien sûr, à l'apprenant de passer progressivement du monolinguisme au bilinguisme, sans qu'il ait à subir une période d'anxiété.

3.2. Si l'on accepte, comme Krashen (1982), la distinction entre apprentissage et acquisition d'une langue, l'approche cybernautique favoriserait l'acquisition. Selon Krashen, l'apprentissage est un processus conscient dirigé vers le sens. Pour Krashen, la connaissance des règles d'une langue ne signifie pas que l'apprenant puisse utiliser de façon naturelle cette langue. L'acquisition, parce qu'elle se concentre sur le sens, conduit l'apprenant à acquérir inconsciemment les formes de la langue. À l'instar de l'approche communicative et des méthodes non conventionnelles où le message prime sur la forme, l'approche cybernautique favorise elle aussi la communication. Dès qu'on peut faire abstraction de la nouveauté de la technologie elle-même, peu d'obstacles semblent entraver la communication entre apprenants eux-mêmes ou entre apprenant(s) et enseignant. (Voir aussi Zock et al. 1989.)

3.3. Si l'on accepte le fait que l'apprenant est un individu actif et qu'il participe de son propre gré dans le processus d'apprentissage (Naiman et al. 1978, Stern 1975), il faut évidemment créer des conditions favorables pour qu'il puisse prendre en charge son apprentissage. Le rôle de l'enseignant est donc capital surtout quand il s'agira de présenter la matière d'apprentissage. Vu que l'approche cybernautique se passe d'un manuel pédagogique "fixe", l'enseignant doit continuellement nourrir le site-classe de nombreux documents et s'assurer en même temps de la valeur pédagogique des liens qui rattachent le site-classe aux autres sites. L'apprenant a le loisir de consulter les différents sites et d'aller même au delà dans une démarche personnelle de la découverte: l'apprentissage n'est plus linéaire puisqu'il permet à l'apprenant de choisir autant de circuits pour y parvenir.

3.4. Dans l'approche cybernautique, la fonction du courriel et du babillard est de permettre à chaque apprenant d'exprimer ses craintes (dans les deux langues dans le cas du projet LEVERAGE – voir 4, ci-dessous) et de se faire "écouter" par ses pairs et par son enseignant, produisant ainsi un "effet-écho". L'enseignant n'ignore ni la parole de ses apprenants ni leurs affects. Il prend en considération les réactions des apprenants et n'hésite pas à solliciter leurs commentaires après chaque activité. Dans cette perspective, l'on s'écarte d'un enseignement centré sur l'enseignant pour se diriger vers un enseignement centré sur l'apprenant, ce qui a pour effet d'encourager le développement de chaque individu.

4. Pratiques de l'approche cybernautique: deux modèles de cours

Censées renouveler l'étude des langues après le règne de la méthode audio-orale, les innovations des dernières décennies en ont retenu néanmoins un aspect contraignant et prescriptif. Contrairement à ces pratiques d'un apprentissage plus étroitement balisé (normalement rattachées aux méthodes structurale, suggestopédique, par le silence et par le mouvement), l'approche cybernautique se démarque avant tout par une pratique souple et adaptable. Deux cours serviront de modèles pour illustrer cette réorientation. Le premier se donne au campus Mississauga de l'Université de Toronto (Canada), le second au Language Centre de l'Université de Cambridge (Royaume-Uni).

1) "Le Grimoire" de Pascal Michelucci [2]. Que trouve-t-on sur le site Web de ce cours de français de première année universitaire au Canada? Syllabus, fichiers d'aide, manuel de grammaire, histoire littéraire en 13 "cours" affichés et anthologie de 42 textes à lire, exercices, des échantillons d'examens avec barèmes de correction. Renforcé par le programme multimédia "Marianne" (projet pilote qui comprend textes numérisés, du Moyen-Âge au XIXe siècle, illustrations, enregistrements de passages lus à haute voix, sélection de passages de commentaire historique, biographique et critique), ainsi que par un logiciel de vérification grammaticale et par l'emploi intensif du courriel et d'un babillard de cours pour faciliter les dialogues hors-classe, cet ensemble étonnamment riche rend librement accessible un cours complet d'introduction aux études françaises universitaires par ordinateur interposé. Pendant l'année 1996-97, l'utilisation de la technologie s'est faite à deux niveaux: une fois par semaine au laboratoire informatique en présence et sous la direction du responsable du cours; par échange électronique entre les apprenants, ou entre l'apprenant et le site Web du cours. Deux heures hebdomadaires "traditionnelles", en salle de classe, ont assuré un équilibre entre les approches technologiques d'apprentissage en autonomie totale, et les approches centrées résolument sur l'enseignement conventionnel dans une salle de classe.

2) Le projet européen LEVERAGE [3] ("Learn from Video Extensive Real ATM Gigabit Experiment"), co-parrainé par le Language Centre de l'Université de Cambridge, l'Institut National des Télécommunications à Paris et l'Université Polytechnique de Madrid, organise depuis 1996 des cours pilotes pour non-spécialistes avec, comme principes pédagogiques de base, la communication entre les apprenants, un apprentissage en autonomie et ancré sur un projet d'une durée de deux mois [4]. L'énoncé suivant trace un exemple de projet: "prévoir plusieurs solutions pour lancer un produit au Canada et [en fin de projet] préparer l'exposé et la défense orale d'une de ces solutions en français" (Esch 1998: II). Pour la préparation de ce projet, les étudiants s'appuient sur des ressources humaines (conseillers, natifs, co-apprenants/co-équipiers) et pédagogiques (Internet) grâce au courriel. À la fin du projet, un exposé oral sert d'évaluation.

Si nous avons cité ces deux cours de deux niveaux différents (d'autres expériences complèteraient ces modèles), c'est qu'ils contiennent à eux deux l'essentiel de l'approche cybernautique, à savoir:

  • l'immédiateté dans la consultation des ressources,
  • un contexte significatif,
  • un apprentissage expérientiel,
  • la prise d'initiatives de la part des apprenants,
  • la communication et l'interaction entre les participants,
  • l'engagement global de l'enseignant/conseiller et sa présence en réel ou en virtuel.

Quelles implications pour la didactique des L2 peut-on tirer de ces exemples? Premièrement, la constatation du rayonnement toujours modeste des expériences: l'utilisation du Grimoire ne s'est pas généralisée depuis 1996-97, et le projet LEVERAGE reste toujours à l'état de cours pilotes. Nouveau "piétinement" dans l'art d'apprendre? Il s'agit de nous pencher plus attentivement sur ces lenteurs. Pour une majorité d'enseignants dans les cours de langues à l'université, il est peut-être tentant de temporiser quant aux changements engagés et de considérer l'approche cybernautique, comme les autres méthodologies récentes, avec une certaine méfiance. Mais alors que celles-ci sont restées cantonnées dans des cercles restreints, l'ELANTE s'inscrit, au contraire, dans le contexte bien plus large et significatif d'une nouvelle façon d'apprendre, tout court. [5]

5. Comment apprend-on?

Alors que la réflexion théorique récente serait en train de réévaluer le recours à la méthode behavioriste (usage des répétitions ou des automatismes) que l'approche communicative semblait avoir bannis, les recherches dans le domaine de la neuroscience (Danesi & Mollica 1988, Mollica & Danesi 1995, Trocmé-Fabre 1994) suggèrent qu'il n'y a pas de séparation étanche entre les deux hémisphères du cerveau, car tous les deux sont engagés dans l'acquisition des langues. Les activités qui engagent l'hémisphère gauche (exercices structuraux par exemple) sont aussi importantes que celles qui engagent l'hémisphère droit (activités d'apprentissage expérientiel) (Cyr 1997: 49). Déjà en 1968, Rivers avait conclu que l'apprentissage des L2 se faisait en deux étapes: au départ, une démarche behavioriste, et, par la suite, une démarche appropriée beaucoup plus consciente, réfléchie, donc cognitive. Le mariage de l'expérientiel avec le cognitif, ou l'"intersection de l'interactif et du réflexif" (d'après Esch 1998, qui cite Warschauer 1995), serait le propre de la communication par ordinateur, après une longue séparation des deux dans le monde éducatif: "Retenons que la communication assistée par ordinateur offre un environnement d'apprentissage idéal pour apprendre la langue en l'utilisant, c'est à dire en faisant l'expérience de l'utilisation de la langue et en refléchissant [sic] sur cette utilisation." (Esch 1998: I.1).

Par ailleurs, l'intersection a lieu non pas dans la solitude, mais dans un contexte d'interaction "social" qui relève de la "connectivité" évoquée plus haut. Dans la théorie constructiviste de Piaget (Perraudeau 1996a, 1996b), le savoir se construit grâce aux rapports sociaux entre l'individu et son milieu. Plutôt que de réagir à son environnement, comme le maintient le behaviorisme, l'individu agit par rapport à son environnement. Dans la démarche behavioriste, l'individu, passif, apprend en répétant, en imitant son modèle, tandis que dans la cognitive, l'individu porte en lui les germes de la connaissance qui évoluent selon un processus de maturation. Le travail de groupe, la collaboration, le questionnement, la mise en situation dans des conflits socio-cognitifs [6] favorisent les structures cognitives chez l'individu.

Théoriquement, l'évolution des nouvelles technologies de la communication abonde dans le même sens. De Kerckhove fait état chez nos contemporains de "la migration des processus psychologiques tels que la mémoire et l'intelligence... vers le monde externe des medias de la connaissance connectée" [7] et d'une convergence de la pensée du sujet individuel avec l'activité cognitive du groupe, rendue désormais possible par une "fluidification" des data objectifs devenus pensée [8]. Cette interaction interne-externe, comme on a pu le constater dans l'expérience de l'Université de Cambridge, montre que les nouvelles technologies éducatives (NTE) servent, quoique partiellement, la démarche préconisée par Piaget.

6. Le triangle pédagogique: processus reconfiguré dans un espace transformé

Traditionnellement, les trois pôles de la situation d'apprentissage accordaient la place d'honneur à l'enseignant, ce à cause de son ancrage dans un contexte institutionnalisé pour lequel, et au nom duquel, il "professait". Le lien forgé au cours des siècles entre l'enseignement magistral et la salle de classe/amphithéâtre constitue un paradigme tenace. Il s'agit pour nous de proposer des modifications au modèle reçu de la séparation, classe et enseignants d'un côté (2-3 heures de classe), et ordinateurs et moniteurs de l'autre (heure de laboratoire obligatoire). Deux modèles d'approches cybernautiques se présentent:

  1. Le cours/programme d'apprentissage autonome, dans lequel l'apprenant exploite seul et massivement des ressources virtuelles croissantes. ClicNet (Swarthmore College), par exemple, regroupe les sites dont il affiche les URL de façon à suggérer un parcours non accompagné d'apprentissage du français sur le réseau.
  2. Le cours/programme d'apprentissage assisté par ordinateurs, où ceux-ci s'intègrent dans le travail dit "de classe", tout comme l'enseignant s'intègre plus naturellement dans l'espace technologique, abolissant éventuellement une dichotomie que la configuration traditionnelle "classe-laboratoire" s'efforce de maintenir.

Nous optons pour l'intégration inhérente, et souhaitable selon nous, du deuxième modèle. Afin de représenter schématiquement les enjeux de cette option, nous nous servirons d'une adaptation du modèle triangulaire de Legendre (1988),

Figure A.13.1

plaçant le processus "P" de l'enseignement/apprentissage dans un espace "E" circulaire qui l'englobe et le détermine en quelque sorte. La relation entre les fonctions situées aux pôles du triangle offre un outil efficace pour la formulation de l'approche cybernautique qui est proposée.

L'investissement progressif de l'espace traditionnel du projet d'enseignement/apprentissage, c'est-à-dire la transformation de la salle de classe en cyber-espace, entraîne des changements fondamentaux dans la nature du SUJET, de son OBJET et de l'AGENT qui effectue ou favorise leur articulation. Dans la classe d'autrefois, l'Agent, autorisé par l'espace institutionnel dont il était le porte-parole accrédité, mettait son statut au service d'un projet dont il dictait lui même la nature de l'Objet (par exemple, le "français" qu'on apprenait...) et les activités du Sujet (l'apprenant). Lorsque l'espace de la salle de classe - devenue de nos jours contrainte majeure à cause de sa fixité et de sa clôture ainsi que de son accès régimenté par l'emploi du temps - se transforme en espace virtuel, l'Agent perd de son pouvoir que le Sujet plus mobile tire vers lui afin, entre autres choses, de redéfinir la nature de l'Objet qu'il poursuit. La langue qu'on étudie s'élargit en facettes plus diverses (variantes régionales, sociologiques, professionnelles, écrits non canoniques); les étudiants (dont la vie se partage de plus en plus difficilement entre travail rémunérateur et études) réclament une plus grande flexibilité des modalités de leur activité d'apprenants; l'Agent se voit dépossédé de sa fonction dominante et exclusive et doit la partager avec des outils électroniques qui tendent à se substituer à lui; est "Agent" désormais la technologie des multimédia.

6.1. L'enseignant/AGENT

Partageant la fonction AGENT avec une technologie capable de le remplacer dans certaines de ses tâches, l'enseignant doit mettre en place des modalités différentes de cohabitation. En plus des exigences pédagogiques d'ordre général, l'enseignant dans l'approche cybernautique se trouve investi de nouvelles fonctions et doit assurer sa propre formation technique continue:

  • planification d'un enseignement combinant le virtuel et le réel,
  • médiation dans les relations interpersonnelles des apprenants,
  • gestion du site-classe et des échanges électroniques,
  • recherche de ressources sur le WWW et donc évaluation pédagogique.

6.2. L'apprenant/SUJET

L'apprenant développe ses propres stratégies d'apprentissage (auto-direction) et joue un rôle très actif au cours des leçons ou du projet pédagogique. L'ordre du parcours s'assouplit, ainsi que le temps qu'on y consacre. Nous croyons avoir insisté suffisamment plus haut sur sa nouvelle centralité pour ne pas y revenir davantage ici.

6.3. La langue/OBJET

La communication est sans aucun doute l'objectif principal de l'ELANTE. Mais on ne peut ignorer le fait que du même coup, c'est d'autonomie, d'auto-apprentissage et d'interaction sociale qu'il s'agit aussi. En dehors de l'oral qui demeure à un stade embryonnaire, aucune des trois autres habiletés ne prend le dessus. Le vocabulaire, longtemps négligé (Tréville & Duquette 1996), trouve une place de choix grâce au potentiel d'exploitation qu'offrent les nouvelles technologies (Wooldridge 1991, Elkabas & Wooldridge 1996). Alors que le manuel traditionnel, quelle que soit la méthode à laquelle il se rattache, présente une image figée et parcellisée de la langue, le manuel dans l'ELANTE est un livre ouvert et offre autant de variantes (langue commerciale, littéraire, politique, scientifique, etc.) et autant de couleurs (d'Afrique, d'Europe, du Canada, etc.). Le grand travail de l'enseignant dans l'avenir sera d'écrire non pas un manuel de langue, mais un manuel d'instructions, une sorte de mode d'emploi pédagogique des réseaux cybernautiques.

6.4. L'ESPACE du processus

L'espace de l'enseignement/apprentissage d'une langue est, dans des doses variables, plus ou moins artificiel ou plus ou moins naturel. Plus l'exercice de la langue se fait en classe et plus il est artificiel, plus il se produit dans un espace partagé avec d'autres activités liées ou parallèles et plus il est naturel. Un espace d'apprentissage partagé avec l'achat d'un billet de train est un exemple de ce que nous appelons un espace naturel; c'est le cas aussi d'Internet, utilisé comme espace d'apprentissage de la langue et comme lieu d'achat d'un billet d'avion.

L'espace d'apprentissage traditionnel est la salle de classe, qui existe dans tel lieu fixe à telle heure fixe. En plus de son côté artificiel, la salle de classe est source de stress (sauf pour les extravertis) par la fixité de son emplacement et de son horaire . L'approche cybernautique offre, et exige, une redéfinition de l'espace d'apprentissage. Celui-ci devient variable en termes de lieu, de temps et de contenu. Le lieu comprend: le laboratoire multimédia, chez soi, le cybercafé, la salle de classe informatisée et la salle de classe traditionnelle, laquelle peut être remplacée par tout autre lieu de réunion et de discussion. Le temps est en grande partie celui de la disponibilité de l'apprenant, qui apprend quand il veut et quand il peut. Les rencontres (entre apprenants, entre apprenant et enseignant) se font soit sans contraintes en différé (courriel), soit avec contrainte de lieu et de temps en temps réel (salle de classe, par exemple). Le contenu de l'espace, ce sont les participants dans une activité donnée (voir notre triangle): entre autres, l'apprenant seul (Internet, courriel); plusieurs apprenants (laboratoire multimédia en autonomie), plusieurs apprenants et l'enseignant (salle de classe ou laboratoire guidé).

7. Développement des quatre habiletés

Sous l'impulsion de la révolution informationnelle, nous assistons à un élargissement des habiletés langagières proposées à l'apprenant. Les quatre habiletés traditionnelles (oral, écoute, écriture, lecture) se doublent de la maîtrise de l'espace même d'enseignement/apprentissage. Celui qui ne s'adapte pas à la vie d'un pays étranger a du mal à en assimiler la langue. Celui qui maîtrise la salle de classe est ce qu'on appelle un "bon élève"; le bon élève c'est celui qui joue le jeu du système éducatif. L'approche cybernautique offre à une plus grande variété de personnes, "conformistes" ou "non-conformistes", des espaces qui les encouragent, les motivent, à être de "bons apprenants": la salle de classe pour les "bons élèves" et les extravertis, le laboratoire multimédia avec ses exercices pour les timides et les cartésiens, Internet pour les explorateurs et les adaptables. Pour ce qui est des habiletés langagières, on peut dire que la lecture, l'écoute et l'oral relèvent tous par nature de l'exercice "direct" de la langue (sujet - objet), alors que l'écrit est toujours soumis au filtre scolaire. L'écrit (dans toute circonstance, à tout âge) est une activité où on est conscient du médium: "comment dire?", "comment épeler?", "le participe passé s'accorde-t-il?", "indicatif ou subjonctif?"... (sujet - règles - objet).

Les NTE peuvent répondre de façon satisfaisante aux besoins de la lecture et de l'écoute; l'oral ne pourra jamais être satisfaisant en milieu pédagogique sauf à se satisfaire de simulations (toujours pauvres par rapport au milieu oral naturel) ou à être enfant, pour qui tout est réel – l'environnement physique, les rêves, les mythes, les jeux.

8. Observations critiques

À la lumière de ce qui précède, on reprochera à l'approche cybernautique le déséquilibre dans le traitement des quatre habiletés: il est évident que l'oral est la moins développée de toutes. Ce qui, au moins pour le moment, justifie naturellement le contact enseignant/apprenants en classe réelle. L'envoi d'un message vocal par le réseau est possible mais la "discussion" instantanée n'est pas encore au point.

On trouvera également que les apprenants ne sont pas tous capables de gérer leur apprentissage par machine interposée ou de se mettre en situation d'autonomie. Idéalement, il serait souhaitable d'organiser un cours cybernautique où tous les apprenants ont le même profil d'apprentissage.

9. Conclusion: les apports de l'approche cybernautique

Plus qu'une nouvelle méthode d'enseignement/apprentissage parmi tant d'autres, l'ELANTE offre aux cybernautes un accès à cet univers linguistique et culturel que l'étude centrée sur l'enseignant dans la salle de classe ne peut pas livrer. Caractérisé désormais par un apprentissage libéré des stress artificiels d'une classe, bénéficiant de l'apport simultané d'une communication réelle et réflexive, déterminé plus largement par les besoins de l'apprenant, et créant une symbiose du document authentique et de l'enseignant/accompagnateur, l'ELANTE ouvre de nouvelles voies à l'acquisition des savoirs.

Le changement du paradigme épistémologique qu'il reflète s'accommode mal pourtant des inflexibilités du programme d'études de bien des institutions qui continuent de séparer l'ordinateur de l'enseignant (heures de classe vs. heures de laboratoire/centre multimédia...). Comme nous l'avons fortement suggéré, la configuration des trois pôles du Processus ("P") éducatif change lorsque l'Espace ("E") qui l'englobe est transformé.

9.1. LE SUJET. Une des grandes contributions de l'approche cybernautique est que celle-ci répond aux besoins langagiers de différents types d'apprenants: les visuels, les auditifs, les globaux et les sériellistes, les actifs et les réfléchis, les extravertis et les introvertis. (Pour une liste des styles d'apprentissage, voir Oxford 1990, Besnard 1995, Felder & Henriques 1995).

Grâce à l'approche cybernautique, les apprenants sont engagés dans des activités langagières significatives de même qu'ils s'exercent à développer leurs compétences à "apprendre à apprendre".

9.2. L'OBJET. Alors que l'approche communicative a fait du document authentique sa grande pièce maîtresse, on ne peut trouver plus authentiques que les documents qui circulent dans Internet: publicités, documents historiques, sites touristiques et gastronomiques, etc. L'immédiateté dans la consultation de ces documents rend cette capacité technologique encore plus attrayante.

9.3. L'AGENT ou L'ACCOMPAGNATEUR. L'enseignant, lui, est présent dans tous les espaces d'apprentissage: guide pour l'utilisation d'Internet, créateur des exercices de laboratoire, arbitre de ce qu'on dit ou ne dit pas, modérateur des discussions sur les contenus, conseiller pour les questions posées par courriel, gestionnaire des différents espaces. Dans l'approche cybernautique, son rôle principal est d'accompagner l'apprenant en direct ou en différé. Être accompagnateur, c'est exercer un métier noble. Tout apprentissage est une forme de voyage initiatique; si c'est le Maître qui enseigne la Tradition, c'est le Guide qui accompagne le novice dans son voyage d'appropriation du savoir.

Notes

1. "Whether we call it the Net, the Internet, or the Information Highway, the growing synergy of networked communications is, with the exception of language itself, the communication medium par excellence – the most comprehensive, the most innovative, and the most complex of them all." (De Kerckhove 1997: xxiii). Les autres traductions de passages du livre de De Kerckhove sont également de nous.

2. http://www.chass.utoronto.ca/french/vale/.

3. http://greco.dit.upm.es/~leverage/ et http://www.langcen.cam.ac.uk/research/Levtrial.htm.

4. "Small groups of four students, two French and two English, or two Spanish and two English native speakers, will collaborate on a common task, the topic of which will be decided by the group.
    The system offers a strong element of reciprocal peer tutoring where learners with different native languages working together on a common project. [sic] The participants will learn from each other, the material available on the system and an on-line advisor on the system who can give help with the task, language problems or technical hiccups.
    The system will connect workstations in the University of Cambridge Language Centre and the Engineering Department Language Unit, with networks [...] in Paris, and [...] Madrid. The trans-national connections offer very high quality multipoint video- and audio-conferencing, while the local networks offer video and audio retrieval and shared applications for document editing. The multimedia material is retrieved from central video and document servers and can be accessed through a common web browser." (http://www.langcen.cam.ac.uk/research/Levtrial.htm).

5. Mais voir l'expérience bien rodée de l'"electronic learning environment" de Case Western Reserve University (Lougheed 1998).

6. Conflit socio-cognitif: "interaction cognitive entre des sujets ayant des points de vue différents. Pour que l'interaction ait réellement lieu, il convient que chaque sujet prenne en compte le point de vue d'autrui et intériorise le conflit socio-cognitif. Il y a alors conflit de centrations, contradiction et, si elle est surmontée, progression intellectuelle. On observe que de nombreuses situations de communication ne sont pas interactives dans la mesure où les sujets y abandonnent leur représentation ou l'imposent à autrui. La mise en groupe d'apprentissage constitue un dispositif où le mode de fonctionnement sollicite une véritable interaction." (Meirieu 1995: 182).

7. "...the migration of psychological processes such as memory and intelligence from the inside of individual minds to the outside world of connected-knowledge media" (De Kerckhove 1997: 143).

8. "Just as the alphabet once virtualized sensory data to be reconstituted in the reader's mind into sensory images, our sensory modalities are now translated into digital data, virtualized and extended on-line. This very flexibility makes matter, once perceived as consisting of mutually heterogeneous and impenetrable substances, seem now as fluid as thought itself. [...] [T]he fluidity of digital data brings it as close to the condition of thought as anything we experience in our own minds." (De Kerckhove 1997: 148).


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